La liberté face à diverses formes de tyrannie

Par Charlotte Mason

Note de Charlotte Mason Poetry : Cet article a été publié pour la première fois dans The Parents’ Review, volume 22, juin 1911 (p. 419-437). 

Note de Charlotte Mason France : Suite à la parution de cet article dans The Parents’ Review, Charlotte Mason le fait publier plusieurs fois en livret autonome, un tapuscrit de 30 pages qui éclaire profondément sur son premier principe et qui sera révisé en 1921 puis en 1923. Pour en savoir plus, lisez l’article “Le premier principe de Charlotte Mason” écrit par Art Middlekauf et traduit sur Charlotte Mason France. 

« Le mystère d’une personne, en effet, est toujours divin, pour celui qui a le sens de la divinité. »

Thomas Carlyle.

« Nous vivons d’admiration, d’espoir et d’amour ;
Et même si cela est bien et sagement fixé,
Dans la dignité de l’être, nous nous élevons. »

William Wordsworth.

[¶1] Beaucoup d’entre nous ont été surpris de lire dans le Times l’été dernier les découvertes faites par les explorateurs allemands sur le site de la première capitale de l’Assyrie. Layard nous avait depuis longtemps familiarisés avec les temples et les palais ; mais nous ne nous attendions pas à apprendre que chaque maison, même la plus petite, semble avoir contenu une baignoire. De la même manière, nous aurions été étonnés d’apprendre les grands travaux d’irrigation accomplis par le peuple mexicain avant que Cortès ne les présente à notre monde occidental. Aujourd’hui, nous sommes surpris de constater que la littérature et l’art de la Chine ancienne sont à prendre au sérieux. Il vaut la peine de se demander pourquoi cette surprise naïve s’éveille en nous lorsque nous entendons parler d’une nation qui n’a pas subi l’influence de la civilisation occidentale et qui nous fait concurrence sur notre propre terrain. La raison en est, peut-être, que nous considérons une personne comme un produit, et que nous appliquons une sorte de formule inconsciente, quelque chose comme ceci : Étant donné telles et telles conditions de civilisation et d’éducation, nous aurons tel et tel résultat, avec des variations. Lorsque nous obtenons un résultat sans les conditions que nous avons présupposées, alors nous sommes surpris ! Nous ne réalisons pas ce que Carlyle appelle « le mystère d’une personne », et par conséquent nous ne voyons pas que la possibilité de hautes réalisations intellectuelles, de travaux mécaniques étonnants, concerne les personnes de toute nation. C’est pourquoi, nous n’avons pas à être surpris par les réalisations des nations au passé lointain, ou dans des pays éloignés qui n’ont pas eu ce que nous considérons comme nos grands avantages. Cette doctrine, du mystère d’une personne, est très saine et nécessaire pour nous de nos jours ; si nous tentions même de la réaliser, nous ne dirions pas de bêtises comme nous le faisons dans nos efforts de réforme sociale, d’éducation, de relations internationales. Les paroles bien connues de [Alexander] Pope nous apparaîtraient avec une force nouvelle, et il serait évident que,

« On ne peut étudier un homme sans étudier l’humanité dans son ensemble. »

[¶2] Le mystère d’une personne est en effet divin, et l’extraordinaire fascination de l’Histoire réside en ce que ce mystère divin nous surprend continuellement dans des lieux inattendus. Comme Jacob, nous nous exclamons, devant la sympathie du sauvage, la courtoisie du rustre : « Certainement, l’Eternel est en ce lieu, et moi, je ne le savais pas ! » Nous essayons de définir une personne, la plus banale que nous connaissions, mais elle ne se soumet pas aux limites : une beauté inattendue de la nature se manifeste ; nous découvrons qu’elle n’est pas ce que nous pensions, et nous commençons à soupçonner que toute personne dépasse notre capacité à l’évaluer.

[¶3] Nous croyons que le premier article de notre credo éducatif au P.N.E.U. – « les enfants sont des personnes dès la naissance » – est de caractère révolutionnaire ; car qu’est-ce qu’une révolution sinon un renversement complet d’attitude ? Et lorsque, disons dans une ou deux décennies, nous aurons intégré cette seule idée, nous constaterons que nous avons fait volte-face, que nous avons inversé notre attitude envers les enfants, pas seulement sur quelques points particuliers, mais complètement.

[¶4] Wordsworth avait entrevu la vérité : les poètes en disent peu, mais suggèrent beaucoup ; et quand le poète dit : «Toi, le meilleur philosophe », «Tu es l’œil parmi les aveugles », « Hanté à jamais par l’esprit éternel », « Puissant prophète ! Voyant béni ! », et ainsi de suite, – des phrases que nous connaissons tous par cœur, mais combien d’entre nous les comprennent ? – soyons assurés qu’il n’utilise pas de verbiage poétique, mais qu’il réalise ce qui était à ses yeux une vaine tentative d’exprimer l’immensité d’une personne, et la plus grande immensité du petit enfant, dont aucun des vastes domaines n’est encore hypothéqué. Tout est là pour son avantage et son profit, sans l’hostile Chancelier de l’Échiquier [ministre du gouvernement du Royaume-Uni chargé des finances et du trésor, à la tête du Trésor de Sa Majesté.] pour prélever des impôts et exiger des intérêts ! Toutefois, cette dernière affirmation n’est peut-être pas si certaine ; peut-être que l’impôt foncier sur le domaine de l’enfant est vraiment inévitable, et qu’il nous incombe à nous, parents et aînés, d’évaluer la propriété et de payer des intérêts.

[¶5] Wordsworth ne parcourait pas une terre inexplorée lorsqu’il a découvert l’enfant. Thomas Traherne, un poète beaucoup plus ancien, dont les œuvres, comme nous le savons, n’ont été mises en lumière que récemment, est, je pense, plus convaincant que lui ; car, bien que nous ne puissions pas nous retourner sur notre enfance comme des voyants, des prophètes et des philosophes, nous nous souvenons très bien de l’époque où tous les enfants étaient pour nous des « garçons et des filles en or » ; lorsque les arbres et les maisons, les hommes et les femmes étaient fascinants ; lorsque les étoiles, les nuages et les oiseaux n’étaient pas seulement des délices, mais aussi des trésors ; lorsque chaque effort de force ou d’habileté, que ce soit lancer une pierre ou manier un pinceau, était un plaisir à regarder ou à essayer ; lorsque nos cœurs et nos bras étaient tendus vers le monde entier, et que sourire et aimer nous semblaient être le comportement naturel de chacun. Quant aux choses, quelle joie de posséder un caillou ou un bouchon, un morceau de verre coloré, de marbre ou un bout de ficelle ! Tout ce que nous voyions et touchions était empreint de l’éclat de sa première invention. Dieu et les anges, les hommes et les femmes, les garçons et les filles, la terre et le ciel, tout nous appartenait avec un sentiment ineffable de possession. Si nous doutons de tout cela, malgré la lueur de conviction qui traverse le calme de notre pensée, eh bien, il faut très peu de puissance d’interprétation pour le voir dans la sérénité et la supériorité de tout enfant normalement constitué.

« Comme un ange je suis descendu !
Comme tout est lumineux ici !
Quand j’apparus le premier parmi ses œuvres,
Oh comme je couronnais leur gloire !
Le monde ressemblait à son éternité,
Dans laquelle mon âme a marché ;
Tout ce que je voyais
Me parlait.

Les cieux dans leur magnificence,
L’air vif et agréable ;
Oh ! comme c’est divin, comme c’est doux, comme c’est beau !
Les étoiles amusaient mes sens,
Et toutes les oeuvres de Dieu, si brillantes et si pures,
si riches et si grandes me paraissaient,
Perdurer à jamais
Dans mon estime.

Les rues étaient pavées de pierres dorées,
Les garçons et les filles étaient à moi,
Oh comment tous leurs beaux visages brillaient !
Les fils des hommes étaient sacrés,
Dans la joie et la beauté ils m’apparaissaient.
Tout ce que j’ai découvert ici,
et que je regardais comme un ange,
ornait le sol. »

(Treharne.)

[¶6] Nous nous souvenons tous de l’avertissement divin : « Gardez-vous de mépriser un seul de ces petits » ; mais ces mots n’ont guère de signification précise pour nous. Ce que nous appelons « Science » est trop présent en nous. Nous devons vénérer ou mépriser les enfants ; et tant que nous les considérons comme des êtres incomplets et non développés, qui arriveront un jour à la complétude de l’homme, plutôt que comme des personnes faibles et ignorantes, dont nous devons éclairer l’ignorance et soutenir la faiblesse, mais dont les potentialités sont aussi grandes que les nôtres, nous ne faisons rien d’autre que les mépriser, quelle que soit la gentillesse ou même la tendresse avec laquelle nous commettons cette offense.

[¶7] Dès qu’il dispose de mots pour communiquer avec nous, l’enfant nous fait savoir qu’il pense avec une clarté et une franchise surprenantes, qu’il observe avec une acuité que nous avons perdue depuis longtemps, qu’il jouit et qu’il souffre avec une intensité que nous avons cessé d’éprouver depuis longtemps, qu’il aime avec un abandon et une confiance que, hélas, nous ne partageons pas, qu’il imagine avec une fécondité qu’aucun artiste parmi nous ne peut approcher, qu’il acquiert des connaissances intellectuelles et une habileté manuelle à une vitesse si étonnante que, si le rythme de progression du petit enfant était maintenu jusqu’à l’âge adulte, il s’approprierait sûrement tout le champ des connaissances en une seule vie.

[¶8] Doit-on demander confirmation pour ce qui peut sembler à certains d’entre nous une exagération des pouvoirs et des progrès d’un enfant ? Considérons qu’en deux ou trois ans, il apprend à parler une langue – peut-être deux – de manière idiomatique et correcte, et souvent avec une surprenante aisance littéraire dans l’emploi des mots. Il s’habitue à une région inexplorée et apprend à distinguer le lointain du proche, le plat du rond, le chaud du froid, le dur du mou, et cinquante autres propriétés appartenant à une matière nouvelle pour lui. Il apprend à reconnaître d’innombrables objets par leur couleur, leur forme, leur consistance… et grâce à quels indices ? Nous ne le savons pas. Quant à l’habileté mécanique qu’il acquiert, que vaut le chant le plus raffiné comparé à l’articulation et à la gestion de la parole ? Que représentent le patinage et le ski par rapport à l’art monstrueusement difficile d’équilibrer son corps, de planter ses pieds et de diriger ses jambes dans l’art de la marche ? Mais comme il est vite acquis et la marche instable devient une course facile ! Quant à son pouvoir d’aimer, n’importe quelle mère peut nous dire comment son bébé l’aime avant de pouvoir prononcer son nom, comment il est accroché à son regard, se prélasse dans son sourire et danse de joie en sa présence. Ce sont des choses que tout le monde sait ; et pour cette raison même, personne ne se rend compte du miracle de ce progrès rapide dans l’art de vivre, ni n’en déduit qu’un enfant, même un nourrisson, est loin d’être une personne méprisable, jugée selon les critères que nous appliquons à ses aînés. Il peut accomplir plus que n’importe lequel d’entre nous en un temps donné, et, à supposer que nous puissions nous mettre à égalité avec lui dans les arts qu’il pratique, il nous devancerait de beaucoup à la fin de sa deuxième année. Je considère un enfant tel qu’il est, et je ne le traque pas, ni avec Wordsworth, vers les hauteurs, ni avec l’évolutionniste, vers les abîmes ; parce qu’une personne est un mystère ; c’est-à-dire que nous ne pouvons pas l’expliquer ou en rendre compte, mais devons l’accepter telle qu’elle est.

[¶9] Bien entendu, nous le faisons, dites-vous ; que fait le monde hormis accepter un enfant comme une évidence ? Seuls les évolutionnistes se préoccupent de ses origines. Mais n’allons-nous pas trop vite ? Acceptons-nous vraiment les enfants comme des personnes, différenciées des hommes et des femmes par leurs fragilités, que nous devons chérir et soutenir ; par leurs incommensurables ignorances, que nous devons instruire ; et par cette belle chose indéfinie que nous appelons l’innocence des enfants et que nous supposons vaguement être la liberté des mauvaises manières des grandes personnes ? Mais les enfants sont avides, passionnés, cruels, fourbes, plus condamnables à bien des égards que leurs aînés ; et, pour autant, ils sont innocents. Chérir en eux cette qualité que nous appelons innocence, et que le Christ décrit comme l’humilité des petits enfants, est peut-être la tâche la plus difficile et la plus importante qui nous incombe. Si nous voulons garder un enfant innocent, nous devons le délivrer de l’oppression de diverses formes de tyrannie.

[¶10] Si nous nous demandons, quel est le droit le plus inaliénable et le plus sacré d’une personne en tant que personne ? Je suppose que la réponse est : la liberté ! Les enfants sont des personnes ; par conséquent, les enfants doivent être libres. Les parents s’en sont doutés pendant une ou deux générations, et se sont efforcés de ne pas « interférer » avec leurs enfants ; mais nos mauvaises habitudes de pensée nous empêchent de le faire, et dans l’acte même de laisser la liberté aux enfants, nous leur imposons des entraves qui les maintiendront en esclavage toute leur vie. C’est parce que nous confondons la liberté avec la licence et que nous ne nous rendons pas compte que les deux ne peuvent coexister. Nous savons tous que l’anarchiste, celui qui prétend vivre sans règle, être une loi pour lui-même, est en réalité l’esclave de certaines formules illogiques qu’il tient pour obligatoires, des lois de vie et de mort. De même, la mère ne s’aperçoit pas toujours que, lorsqu’elle autorise son enfant à faire des choses interdites, à rester debout une demi-heure après l’heure du coucher, à ne pas faire de géographie ou de latin avec sa gouvernante, parce qu’il déteste cette matière, à prendre une deuxième ou une troisième portion parce qu’il aime le pudding, elle lui enlève la grande liberté de la loi impersonnelle, qui est, en dernier ressort, la propre volonté de l’enfant. C’est lui qui fait plier sa mère comme on fait plier la brindille proverbiale, et il n’est pas du tout dupe de l’oraculaire « on verra » avec lequel la mère tente de dissimuler sa fuite. L’enfant qui a appris que, grâce à des demandes persistantes, il peut obtenir la permission de faire ce qu’il veut et d’avoir ce qui lui plaît, que ce soit grâce à des hurlements ou par des manières séduisantes, devient le plus pitoyable de tous les esclaves, l’esclave des désirs aléatoires ; il vivra pour dire avec le poète,

« Cette liberté inconnue me lasse :
Je sens le poids des désirs du hasard. »

[¶11] En effet, il ressent déjà ce poids, et c’est pourquoi il est inquiet et mécontent et trouve si peu de choses à savourer dans sa vie. Alors, vous finissez par vous demander : « Faut-il restreindre l’enfant sur tous les points ? Devons-nous dire comme cette mère dans Punch, ‘Allez voir ce que fait Tommy et dites-lui qu’il ne doit pas le faire!’ ? Ou doit-il être comme l’écolier, qui obtient des notes pour dix vertus, telles que l’ordre, la ponctualité, l’obéissance, la politesse, et ainsi de suite, et obtient une distinction lorsqu’il ne perd aucune de ces notes ? » Un tel système supprimerait la possibilité d’être libre à la maison et, de plus, l’enfant qui a été élevé sur la base de ce qu’il faut faire et ne pas faire, ou sur la base des « notes » qui les représentent, ne dispose d’aucune base de principes solides sur lesquels ériger sa vie. Qu’il apprenne que le premier devoir d’un enfant est de « faire ce qu’on lui demande », que la vie de son foyer est organisée autour de quelques injonctions telles que « sois honnête », « sois gentil », « sois courtois », « sois ponctuel », et que manquer à l’une de ces règles est indigne et inconvenant ; de plus, qu’il soit assuré que de tels manquements sont de la nature du péché et déplaisent à Dieu, et il grandira en trouvant du plaisir à obéir, et recueillera progressivement les principes qui doivent guider sa vie.

[¶12] Le premier devoir des parents est d’enseigner aux enfants le sens du mot « devoir » ; et la raison pour laquelle certains parents n’obtiennent pas une obéissance prompte et joyeuse de leurs enfants est qu’ils ne reconnaissent pas le « devoir » dans leur propre vie. Ils choisissent de faire ceci et cela, d’aller ici et là, ils ont des instincts aimables et des émotions bienveillantes, mais ils ne sont pas conscients du devoir contraignant qui devrait diriger leur discours et contrôler leurs actions. Ils se permettent de faire ce qu’ils veulent ; il se peut qu’il y ait peu de mal dans ce qu’ils font ; le mal est qu’ils se sentent libres de se le permettre.

[¶13] Or, le parent qui n’est pas conscient qu’il vit dans un monde régi par la loi, qu’il doit manger « le fruit de ses pensées » aussi bien que celui de ses paroles et de ses actes, est incapable d’obtenir l’obéissance de son enfant. Il croit qu’il lui appartient de dire ce que l’enfant peut faire ou ne pas faire ; et comme il ne prétend pas à l’infaillibilité papale, ses enfants découvrent assez vite que la conduite de leur vie est entre leurs mains, et qu’un peu de persévérance leur donnera la « permission » de faire ce qui est bon à leurs yeux. Les gens discutent de la valeur des châtiments corporels et pensent y voir le moyen d’obtenir des enfants obéissants. C’est peut-être le cas, car l’obéissance doit être apprise au cours des trois ou quatre premières années de la vie, lorsque l’intelligence d’une petite tape capte l’attention de l’enfant, lui arrache des larmes et lui fait changer ses pensées. En réalité, il n’est guère possible de punir certains enfants à moins qu’ils ne soient encore très jeunes, car le plaisir de faire preuve de bravoure sous l’excitation de la punition occupe l’attention de l’enfant plutôt que la faute pour laquelle il est puni. Mais toute cette discussion est hors sujet. Le parent, la mère surtout, qui soutient que la règle de vie de ses enfants doit être « enfants, obéissez à vos parents, car cela est juste« , garantit certainement l’obéissance tout comme elle garantit la propreté personnelle ou les bonnes habitudes à table, car elle a un sens aigu de l’importance de ces choses. En récompense, elle obtient pour son enfant la liberté d’un homme libre, qui n’est pas l’esclave de sa propre volonté ni la victime de ses désirs hasardeux.

[¶14] La liberté de la personne qui peut faire ce qu’elle doit faire est le premier des droits que les enfants revendiquent en tant que personnes. L’article qui suit dans la Déclaration des Droits de l’Enfant est cette liberté que nous appelons innocence, et qui est appelée humilité dans les évangiles. Quand nous y réfléchissons, nous ne voyons pas comment un petit enfant est humble ; il n’est ni fier ni humble, dirons-nous ; il ne pense pas du tout à lui-même : nous avons trouvé inconsciemment la solution du problème. L’humilité, cette qualité enfantine si infiniment séduisante, consiste justement à ne pas penser du tout à soi. C’est ainsi que les enfants naissent, et que dans certains foyers ils grandissent ; mais ne faisons-nous rien pour les rendre conscients d’eux-mêmes, n’admirons-nous jamais de jolies boucles, ou de jolies robes ? Ne jetons-nous jamais un regard d’admiration sur ces charmantes créatures, qui nous lisent intuitivement avant de savoir parler ? Pauvres petites âmes, il est triste de voir à quel point on peut leur faire perdre la beauté de leur état primitif et leur apprendre à manifester la vulgarité de l’étalage. Je me demande si cela ne nous aiderait pas dans ce domaine d’imiter la jolie coutume enseignée aux enfants allemands et d’autres pays du continent. La petite fille qui baise la main d’une dame plus âgée, avec une jolie révérence, est placée dans l’attitude qui convient à un enfant, c’est-à-dire qu’elle prête attention et ne reçoit pas. De même, la dame de passage est mise à sa place : nous ne prodiguons pas une admiration bruyante aux enfants au moment où ils nous témoignent de la déférence ; mais c’est un détail. Le problème est, je pense, qu’une chute individuelle de l’homme se produit quand un enfant prend conscience de lui-même, écoute comme s’il ne prêtait pas attention aux récits de sa mère sur son intelligence ou sa bonté, et guette la prochaine occasion où il pourra se montrer. Les enfants ne méritent pas du tout d’être blâmés. La surprise de l’homme qui découvre une perle n’a rien d’aussi excitant que celle de l’enfant qui prend conscience de lui-même. Le moment où il se dit : « C’est moi », est un grand moment pour lui, et il exhibe sa découverte dès qu’il en a l’occasion, c’est-à-dire qu’il répète la petite performance qui a suscité l’admiration de sa mère, et invente de nouvelles façons de s’exhiber. Sa conscience de soi prend bientôt la forme d’une timidité, et nous lui enseignons assidûment : « Que va penser Mme Untel d’un garçon qui ne la regarde pas en face ? » ou « Qu’en pensez-vous ? Le général Jones dit que Bob apprend à se tenir comme un homme. » Et Bob se pavane avec une grande dignité. Puis nous cherchons des occasions d’exhiber les enfants, la danse, la fête des enfants, la petite pièce de théâtre dans laquelle ils jouent, tout cela étant inoffensif et sain, si ce ne sont les commentaires des adultes et l’admiration véhiculée par des regards affectueux. Peu à peu, vient la honte désagréable de l’adolescence. « Certes, les garçons et les filles ne sont pas encore vaniteux », disons-nous ; et en effet, pauvres jeunes, ils sont simplement absorbés par la conscience de soi, de leurs mains et de leurs pieds, de leurs épaules et de leurs cheveux, et ne peuvent se perdre un instant dans cette société, et c’est ainsi chaque jour. Notre système d’éducation favorise la conscience de soi. Nous sommes fiers que notre garçon se démarque, mais ce serait bien pour le jeune étudiant si l’obtention de distinctions pour lui-même ne lui était pas proposée comme un objet défini. Nous nous demandons « où est le mal après tout ? » ; « cette sorte de conscience de soi est un péché véniel et presque universel chez les jeunes ». Nous ne pouvons voir la gravité de ce défaut que sous deux points de vue – le point de vue de celui qui a dit : « ce n’est pas la volonté de votre Père qu’un seul de ces petits périsse » ; et cela, je suppose, signifie que ce n’est pas la volonté divine que les enfants perdent leur caractère distinctif, leur innocence ou leur humilité, ou ce que nous appelons parfois la simplicité de caractère. Nous savons qu’il y a des gens qui ne le perdent pas, qui restent simples et directs dans leurs pensées, et jeunes de cœur, tout au long de la vie. Nous nous laissons facilement aller à dire : « Ah, oui, ce sont des personnes heureusement constituées, qui ne semblent pas ressentir les angoisses de la vie. » En réalité, ces personnes prennent leur temps comme il vient, sans se préoccuper inutilement d’elles-mêmes. Concernant le second point de vue, les ravages des nerfs sont en grande partie dus à cette conscience de soi, plus souvent angoissante que plaisante, et cause susceptible de la dépression, de la morbidité, de la mélancolie, le misérable enchaînement de situations qui fait échouer bien des vies prometteuses.

[¶15] Notre travail pour libérer les enfants de cette tyrannie doit être positif aussi bien que négatif ; il ne suffit pas de s’abstenir de tout regard ou parole susceptible de ramener l’enfant à lui-même, mais nous devons le rendre maître de son héritage et lui donner beaucoup de choses agréables à penser : « la Terre appartient à l’enfant, toujours à l’enfant« , a dit Maxime Gorki lors du récent congrès éducatif tenu à Bruxelles. C’est vrai, la terre en bas et le ciel en haut, et de plus, comme l’oiseau a des ailes pour fendre l’air, l’enfant a tous les pouvoirs nécessaires pour réaliser et s’approprier toute la connaissance, toute la beauté et toute la bonté. Trouvez les moyens de lui donner tous ses droits, et il (et surtout elle) ne se laissera pas troubler par lui-même. Qui a entendu parler d’un naturaliste morbide ou d’un historien qui souffrait de mélancolie ! La délivrance à opérer dans ce sens est grande, et le devoir de sentinelle pèse lourdement sur le soldat engagé dans cette guerre.

[¶16] La tyrannie du moi apparaît à un autre endroit. L’enfant conscient de lui-même est très probablement généreux, et l’enfant égoïste ne semble pas conscient de lui-même. Il est sous la tyrannie d’un désir naturel – l’avidité, le désir de possession, la convoitise, l’avarice – et il est tout à fait indifférent et insensible au désir et aux revendications des autres. Mais je n’ai pas besoin d’en dire beaucoup sur une tyrannie que chaque mère trouve le moyen de contenir ; il faut seulement garder à l’esprit ceci : il n’y a jamais un moment dans la vie de l’enfant où son égoïsme ne compte pas. Nous sommes redevables au romancier qui a produit pour nous ce fascinant bébé « Beppino », et qui a montré comment l’enfant séduisant, égoïste et entêté se transforme en l’homme à l’insensibilité vicieuse. [Joseph Vance par William de Morgan.] L’égoïsme est une tyrannie à laquelle il est difficile d’échapper ; mais une certaine connaissance de la nature humaine, du fait que l’enfant a, naturellement, d’autres désirs que ceux qui tendent à la satisfaction de soi, qu’il aime être aimé, par exemple, et qu’il aime savoir, qu’il aime servir et qu’il aime donner, aidera ses parents à rétablir l’équilibre de ses qualités et à empêcher l’enfant de devenir l’esclave de son propre égoïsme. La honte, la perte et la privation devraient être utiles là où des motivations plus généreuses échouent ; et, plus puissant encore, est la foi pratique et forte que l’enfant égoïste n’a pas besoin de devenir, et n’est pas destiné à devenir, un homme ou une femme égoïste.

[¶17] Une autre liberté que nous devons défendre pour les enfants est la liberté de pensée. Je ne veux pas dire qu’un jeune doit grandir comme le jeune Shelley*, en s’irritant contre la servitude de la religion et de la loi, mais plutôt que, à supposer que tout son monde soit « libre penseur », il doit encore avoir la liberté d’esprit, la liberté de pensée, pour rejeter l’incroyance populaire. L’opinion publique est, en fait, une servitude insupportable, et certains d’entre nous sympathisent avec le Kaiser** dans son affirmation de son droit individuel à penser par lui-même. C’est un droit qui devrait être sauvegardé pour chaque enfant, car son esprit est sa glorieuse possession ; et un esprit qui ne pense pas, et qui ne pense pas ses propres pensées, est comme un bras paralysé ou un œil aveugle. « Mais, disons-nous, les jeunes gens se précipitent avec des notions si saugrenues : il faut vraiment leur apprendre ce qu’il faut penser des hommes et des mouvements, des livres et des arts, des questionnements actuels. » Leur apprendre à penser est une tâche facile, facile pour eux et pour nous ; et c’est ainsi que nous obtenons des classes stéréotypées au lieu de personnes individuelles, et que nous et les enfants ne remplissons pas la fonction la plus importante de la vie – celle de la pensée juste. Nous exagérons l’importance de l’action juste, qui peut être simplement mimétique, mais l’importance de la pensée et de la pensée juste ne peut être exagérée. Pour faire en sorte qu’un enfant pense, nous n’avons pas besoin de nous épuiser à lui soumettre des énigmes. La pensée est comme la digestion, un processus naturel pour des organes sains. Notre véritable préoccupation est que les enfants aient une bonne et régulière alimentation en matière de réflexion ; qu’ils aient une grande conversation avec les livres aussi bien qu’avec les choses ; qu’ils deviennent intimes avec les grands hommes par les livres et les oeuvres d’art qu’ils nous ont laissés, la meilleure partie d’eux-mêmes. La pensée engendre la pensée ; les enfants familiarisés avec les grandes pensées se mettent à penser par eux-mêmes aussi naturellement que le corps bien nourri se met à croître ; et nous devons nous rappeler que la croissance, intellectuelle, morale, spirituelle, est la seule fin de l’éducation. Les enfants, affranchis de la République des Lettres***, ne sont pas entraînés par le dernier cri, ne sont pas, en effet, les esclaves de l’opinion des autres, mais font leur juste part de réflexion, leur service à rendre à l’État.

[¶18] La dernière tyrannie que nous pouvons considérer est celle de la superstition. Nous avons la notion que l’éducation délivre les hommes de cette servitude ; mais la superstition est un ennemi subtil qui ne se retire d’une forteresse que pour se retrancher dans une autre. Nous ne nous réclamons pas d’une culture supérieure à celle des Grecs ou même des Romains ; en fait, diverses nations de l’antiquité pourraient nous le prouver, aussi cultivés que nous nous croyons ; mais il est curieux qu’aucune nation, dont nous possédons les archives, n’ait pu se délivrer par la littérature ou l’art, ou par la plus haute culture, de l’affreux esclavage de la superstition. Les tragédies d’Eschyle, de Sophocle, d’Euripide, ont toutes un seul et même thème épouvantable, le jeu arbitraire et irréfléchi des dieux sur les destinées humaines. En effet, il a été dit que la tragédie est impossible à une époque chrétienne, parce que le caractère désespéré de toute situation implique la mauvaise volonté des dieux ; et l’on cite comme un fait curieux que des trois grandes tragédies de Shakespeare, deux sont situées à des époques pré-chrétiennes, et que la troisième est provoquée par une personne non-chrétienne. Cette considération jette une lumière intéressante sur l’ensemble du sujet de la superstition. On ne conteste plus les dieux, mais on dit des choses dures sur le sort, le destin, etc : Napoléon III est loin d’être le seul « homme du destin ». Nous consultons des cristaux, nous organisons des séances de spiritisme, nous avons des jours de chance et de malchance, nous lisons notre avenir dans les paumes de nos mains ; on fait même de l’astrologie chez nous ; nous croyons que notre vie est à moitié en jeu et nous percevons à peine l’emprise que la superstition a sur nous. Il semblerait qu’un être humain est ainsi fait, qu’il doit compter sur la religion ou un substitut : et ce substitut, quelle qu’en soit la forme, est la superstition, dont le pouvoir de dégrader et de handicaper une vie ne peut être estimé. Si nous ne voulons pas que nos enfants soient exposés à des terreurs particulièrement terribles pour les jeunes, notre ressource est de leur donner la connaissance de Dieu, et « la vérité les rendra libres ». Il est nécessaire de faire en sorte que les enfants se reconnaissent comme des esprits, afin qu’ils se rendent compte de la facilité et de la nécessité de l’accès de l’Esprit divin à leur esprit, de l’Ami intime qui est avec eux, invisible, tout au long de leurs jours, de la présence du Tout-Puissant autour d’eux pour les chérir et les protéger, de l’impossibilité pour les puissances des ténèbres de les approcher, puisqu’ils sont en sécurité dans la protection de leur « Amant tout-puissant ».

[¶19] Nous avons considéré plusieurs types de tyrannies, dont aucune n’est extérieure à la personne, mais toutes agissent dans les limites de sa propre personnalité, car : –

“L’esprit est à soi-même sa propre demeure ; 
il peut faire en soi un Ciel de l’Enfer, un Enfer du Ciel.”
[John Milton, Le Paradis Perdu]

le ciel correspondant, je suppose, au moment où l’homme est en paix avec lui-même et où ses pouvoirs sont librement et judicieusement exercés ; l’enfer, au moment où la personne n’est soumise à aucun gouvernement intérieur et où ses pouvoirs sont laissés à l’abandon. Les parents et les enfants peuvent aider et encourager l’un ou l’autre état de choses, à tel point que si la place d’un enfant est un ciel bien ordonné, il doit remercier ses parents pour son heureux état ; et, s’il est condamné à un « enfer » d’agitation et de désirs et de ressentiments ardents, ses parents sont-ils sans reproche ?

[¶20] Jusqu’à présent, nous avons considéré l’attitude négative des parents et de ceux qui agissent in loco parentis [« à la place d’un parent »] ; mais il y a aussi un côté positif, et ici les vers bien connus de Wordsworth nous viennent en aide :

« Nous vivons d’admiration, d’espoir et d’amour ;
Et même si cela est bien et sagement fixé,
Dans la dignité de l’être, nous nous élevons. »

[¶21] Ruskin nous a familiarisé avec la première ligne du tercet, mais les deux autres sont pleins de conseils et d’instructions. Il faut un poète pour discerner pourquoi c’est surtout par l’accomplissement de ces trois fonctions que nous vivons. Admiration, plaisir révérencieux, délice, louange, adoration, culte. Nous savons que l’âme s’envole quand elle admire et qu’elle s’élève véritablement vers les cieux quand elle adore. Nous savons aussi comment l’attitude provinciale de l’esprit, nil admirari [“peu étonnant”], paralyse l’imagination et relâche l’effort. Nous nous sommes tous écriés : « Malheureux que je suis de séjourner à Méschec », le Méschec [dans l’Ancien Testament, lieu situé par les hébreux dans le Caucase du sud] de la banalité, où l’on ne pense pas à de grandes choses, où l’on ne fait pas de nobles actions, et où la beauté n’existe pas. Les journées ennuyeuses se succèdent, mais nous ne pouvons pas dire que nous vivons : c’est pourquoi il faut rendre hommage au poète qui a perçu le caractère vital de l’Admiration. Mais l’espoir, à quoi bon l’espoir ? Les gens pragmatiques l’associent à des châteaux en Espagne et à d’autres biens immatériels. Si nous voulons savoir jusqu’à quel point nous vivons de l’espoir, jusqu’à quel point il est pour nous le pain de la vie, nous devons aller là où il n’y a pas d’espoir. Dante l’a compris. Il a trouvé écrit sur les portes de l’enfer : « Lasciate ogni speranza voi ch’entrate » [“Laissez toute espérance, vous qui entrez”]. Le prisonnier qui n’a aucun espoir de libération, l’homme atteint d’une maladie mortelle, qui n’a aucun espoir de guérison, la famille qui a dû abandonner l’espoir pour ses proches, ceux-là savent, par la perte de l’espoir, que c’est par l’espoir que nous vivons. Notre Dieu est décrit comme « le Dieu de l’Espoir » ; et nous pourrions traverser de nombreux jours sombres si nous réalisions cela, cet espoir est une possession réelle sinon tangible, que, comme toutes les meilleures choses, nous pouvons demander et obtenir. Essayons de concevoir la possibilité de traverser un seul jour sans aucun espoir pour cette vie ou la suivante, et une mort subite s’abattrait sur nos esprits, car « nous vivons d’espoir ».

[¶22] Mais nous vivons aussi d’Amour, de l’amour que nous donnons et de l’amour que nous recevons, des innombrables tendresses qui émanent de nous et des innombrables bontés qui nous parviennent ; de l’amour du prochain et de l’amour de notre Dieu. Comme tout amour implique de donner et de recevoir, il n’est pas nécessaire de diviser les courants qui se rencontrent. Nous ne demandons pas ce qui nous rend heureux, mais nous sommes heureux, débordant de vie, jusqu’à ce qu’un seul canal d’amour et de bonne volonté soit obstrué, que quelqu’un nous ait offensé ou ait été offensé par nos mains, et aussitôt la vie s’épuise en nous. Nous nous languissons et nous sommes dépourvus de plaisir, nous ne sommes plus pleinement vivants, parce que nous vivons par l’amour ; non pas par une affection dévorante et déraisonnable pour un individu quelconque, mais par le fait que nous émettons de l’amour dans toutes les directions et que nous en recevons de toutes les sources. Et ceci n’est pas un état de sentiment violent et excité, mais est placide et continu comme l’acte de respirer. C’est ainsi que recevons en nous l’amour de Dieu, et ainsi que nos propres cœurs s’épanchent en répondant à l’amour. « Nous vivons d’admiration, d’espoir et d’amour », et sans ces trois états, nous ne vivons pas. Et quel en est l’accomplissement ? Selon Wordsworth, nous nous élevons « dans la dignité de l’être ». On le voit de temps en temps dans une belle vieillesse, sereine, sage, douce, prompte à admirer, prête à espérer contre tout espoir, et toujours à aimer. Mais il y a un stade intermédiaire. Ces trois-là, qui sont identiques aux trois dont saint Paul dit : « Maintenant donc ces trois choses demeurent [: la foi, l’espérance, la charité] », doivent être bien et sagement fixés ; et voilà la tâche qui nous est assignée, à nous qui sommes chargés d’élever les jeunes.

[¶23] La plus grande inquiétude des parents et des tuteurs est que les jeunes fixent leur admiration, attachent leur foi à des objets indignes, qu’il s’agisse des camarades qu’ils fréquentent, des héros dont ils se délectent, des livres qu’ils lisent, des amusements qu’ils recherchent. Les admirations indignes ou peu méritantes les maintiennent dans un état d’excitation qu’ils prennent pour la vie ; et le pire, c’est que nous ne pouvons rien faire. Si nous déprécions ce qu’ils admirent, ils mettent cela sur le compte de notre nature mesquine et peu généreuse et ne tiennent aucun compte de nos critiques. Notre seul moyen est de prévenir leurs ardeurs pour des choses sans valeur, en occupant la place par ce qui est digne. Nous ne pouvons pas dire à un garçon : « Tu admireras tel ou tel camarade », mais nous pouvons à l’occasion mettre un gentil garçon sur son chemin sans rien dire ; il en est de même des livres et des hommes : nous ne pouvons leur faire admirer, mais nous pouvons admirer nous-mêmes avec une cordialité et une simplicité spontanées. Ils commencent à se demander pourquoi, à admirer aussi, ou à découvrir par eux-mêmes un héros ou un auteur tout aussi digne d’admiration. Il faut se méfier de deux choses : nous ne devons pas parler abondamment, ou le garçon dira que nous « l’asphyxions » ; nous ne devons pas être envahissants, mais nous devons être cohérents ; et nous ne pouvons pas nous permettre d’admirer la médiocrité. S’il nous voit nous asseoir devant un roman de qualité médiocre, apprécier un spectacle de pauvre qualité, rechercher une personne de second ordre en raison de sa richesse ou de sa position, le garçon croira que nous professons tacitement une norme plus élevée que celle que nous appliquons ; les aînés en tiendront compte et comprendront que nous nous intéressons aux meilleures choses, bien que de temps à autre nous nous contentions de ce qui est de second ordre ; mais les enfants sont exigeants. « Nous devons aimer ce qui est le plus élevé quand nous le voyons », et notre tâche est d’amener les jeunes à voir ce qui est le plus élevé dans la vie et la littérature, dans la conduite et les motivations, sans les ennuyer. Tout cela semble plus difficile qu’il ne l’est, car les enfants acceptent la norme non exprimée de leur foyer. Si nous accordons notre admiration, notre foi, à  » tout ce qui est beau et de bonne réputation « , si nous  » pensons à ces choses « , et non à des choses indignes, que nous sommes libres de déprécier, nous serons en bonne voie pour fixer « bien et sagement  » l’admiration des jeunes gens.

[¶24] J’ai dit que la foi est un terme interchangeable avec l’admiration. La foi implique également le regard fixe qui mène à la reconnaissance, et la reconnaissance qui mène à l’appréciation ; et lorsque notre admiration, notre foi, est fixée sur le plus haut, l’appréciation devient un culte, une adoration. Je sais que j’aborde un sujet sur lequel beaucoup de parents éprouvent de l’anxiété et de la méfiance. Ils croient que la connaissance de Dieu, la foi en un Dieu, est la chose vitale, et c’est vraiment cela qu’ils tiennent le plus à ce que leurs enfants possèdent, mais ils hésitent à parler de ce qui leur tient le plus à cœur. Je pense que cela nous aiderait de comprendre qu’à aucun moment de leur vie les enfants n’ignorent Dieu, que le terrain est toujours préparé pour cette semence, et que le seul soin de la mère doit être d’éviter les platitudes et les expressions éculées, et de parler avec la fraîcheur et la ferveur de ses propres convictions. Je pense que nous pourrions utiliser plus que nous ne le faisons l’habitude de la méditation comme moyen d’atteindre la connaissance de Dieu.

[¶25] Si nous avons quelques notions sur la manière de fixer bien et sagement l’Admiration de nos jeunes gens, nous sommes encore vagues sur l’Espoir. Mais il est nécessaire que nous éclaircissions nos pensées, car, peut-être, le grand défaut de notre époque est un manque d’espérance. C’est par manque d’espoir que nous n’attendons pas la fin avec patience, ou n’y travaillons pas avec assiduité. C’est à cause de notre échec vis-à-vis de l’espoir que nous ne construisons pas, ne planifions pas, ou n’écrivons pas, pour les générations à venir. Nous vivons pour le présent, travaillons pour le présent et il nous faut des résultats immédiats. Nous vivons d’espoir, dit le poète, ce qui veut dire que sans espoir nous ne vivons pas ; et qu’il n’y a pas assez de vie pour vivre, c’est la conscience secrète de chacun. Par conséquent, nous recherchons le changement, l’excitation, l’amusement, tout ce qui promet de « passer le temps ». C’est pourquoi nos intérêts sont faibles, nos objectifs modestes. Sans espoir, il n’y a pas de peur non plus. Nous pouvons prier du bout des lèvres : « Donne-nous un cœur pour t’aimer et pour te craindre« , mais nous n’avons pas de crainte, et à la moindre provocation, les hommes abandonnent la vie qui leur a été prêtée dans un but précis. Un fétu montre dans quel sens va le courant, et le fait qu’un romancier ait eu l’idée d’un hôtel propice au « suicide sans ostentation » est un symptôme affligeant de notre état. Aucune grande œuvre n’est accomplie par un peuple sans espoir ; et nous, en Angleterre, n’accomplissons pas de grandes œuvres à l’heure actuelle, ni dans l’art, ni dans la littérature, ni dans l’architecture, ni dans la législation, ni dans aucun domaine de l’activité humaine. Mais les nations, comme les personnes, ont leurs périodes de maladie suivie de périodes de santé ; et parce que la promesse repose sur les jeunes, cela vaut la peine de rechercher les causes de cette maladie profondément enracinée. Elles sont en partie physiques, sans doute ; nous sommes une génération surmenée et nerveuse : mais les moyens que nous devrions entreprendre pour nous guérir moralement élimineraient aussi nos handicaps physiques. Nous voulons un stimulant d’Espoir « bien et sagement fixé », et nous devons élever les jeunes avec ce stimulant.

[¶26] Aujourd’hui, il est extrêmement facile pour nous de satisfaire tous les désirs d’un enfant immédiatement et sur le champ. Il est si facile de prévoir telle ou telle petite friandise, de s’arranger pour que chaque jour ait sa surprise ou sa nouvelle possession, que les enfants s’y habituent et grandissent avec l’habitude de la satisfaction constante, sans aucun engagement d’espoir. Même l’anniversaire est devancé cent fois dans l’année, et tout vient – non pas à celui qui attend, mais à celui qui veut. Nous pouvons, en tout cas, élever les enfants dans l’espoir, faire en sorte qu’ils attendent et travaillent pour la bicyclette, ou le livre, ou le cadeau d’anniversaire, qu’ils aient des choses à espérer. Nourrissons-les de récits de grands efforts et de grandes réalisations, partageons avec eux notre détresse face à ces choses qui sont comme des taches sur notre vie nationale, nourrissons-les de l’espoir qu’ils pourront eux-mêmes faire quelque chose pour rendre l’Angleterre bonne et grande ; montrons que c’est toujours une seule personne ici ou là, de temps en temps, qui élève la nation à des niveaux plus élevés et donne au reste d’entre nous quelque chose à quoi se mesurer ; que la personne qui fait la grandeur d’un pays peut être une fille pauvre comme Grace Darling, ou un paysan comme Robert Burns, ou une dame discrète comme Florence Nightingale, ou le fils d’un ouvrier comme George Stephenson ; que les seules conditions requises sont la forme physique, la préparation et la bonne volonté. Nous savons tous comment Florence Nightingale s’est préparée et entraînée pour une carrière qui n’existait pas avant qu’elle ne la fasse. La jeune personne qui sait que de grandes chances de servir son pays attendent ceux qui sont prêts à les saisir, et que sa préoccupation n’est pas de rechercher cette chance mais simplement d’être prêt lorsqu’elle se présentera, mène une vie d’espoir et d’efforts, et sera certainement un citoyen utile à la communauté.

[¶27] Il y a une raison, à notre désespoir, plus profonde que la dépression nerveuse et l’anxiété qui nous assaillent, la gratification actuelle pour laquelle nous nous exposons, ou les buts personnels qui invalident nos efforts. Sans espoir, nous vivons au bas de l’échelle, nous laissant bousculer par de petits soucis, nous distrayant de petites joies. La difficulté est bien réelle. Nous répétons, semaine après semaine, que « nous croyons en la vie éternelle », mais, en cette époque hautement scientifique, nous demandons : « Qu’est-ce que la vie éternelle ? » et aucune réponse ne nous parvient. Il se peut que, lorsque nous nous efforçons sérieusement de comprendre que nous sommes des esprits, que la connaissance, la connaissance de Dieu, constitue la récompense ineffable qui nous est offerte ; qu’il n’y ait aucun indice de changement en place, mais seulement de changement d’état ; que, de façon concevable, les travaux que nous avons commencés, les intérêts que nous avons établis, les travaux pour les autres que nous avons entrepris, les amours qui nous contraignent – peuvent encore être notre occupation dans la vie invisible – il se peut que, avec une telle possibilité devant nous, nous devions passer nos jours avec plus de sérieux et d’efforts, et avec un grand espoir indicible.

[¶28] Mais, si nous voulons fixer de tels espoirs dans le coeur des enfants, nous devons réfléchir, prier, rectifier nos propres conceptions de la vie présente et à venir ; ainsi nous pouvons atteindre un grand espoir pour les enfants et pour nous-mêmes ; et à notre sortie du marécage du Découragement**** nous devrions nous trouver à un niveau de vie plus élevé.

[¶29] Nous vivons d’Admiration, d’Espoir et d’Amour. Ici, tout est spontané et facile, ne nécessitant aucun effort de notre part ; et heureuse est la personne qui reçoit assez d’amour pour vivre. Mais l’amour ne consiste pas à recevoir, mais à donner, et il se distingue du tumulte des affections que nous appelons communément ainsi. L’amour est, comme la vie, un état, un état permanent dit Saint Paul, qui a dépeint la divine Charité d’une manière telle qu’il n’y a jamais rien à ajouter, ni dans la conception ni dans la pratique. Si nous espérons guider les enfants pour qu’ils fixent bien et sagement leur amour, il faut que nous ayons une pensée bien définie sur ce sujet, que nous sachions clairement ce que nous entendons par amour et comment nous devons obtenir le pouvoir d’aimer, ou plutôt le conserver, car nous avons vu que le petit enfant aime librement. « Maintenant donc ces trois choses demeurent : la foi, l’espérance, la charité ». J’ose penser que, parmi les trois états qui demeurent, si nous avons perdu la foi et l’espérance, nous demeurons encore dans l’amour. Notre prochain devient plus précieux pour nous ; plus il est affligé et malheureux, plus nous nous soucions de lui et travaillons pour le soulager. La passion de la philanthropie est peut-être la caractéristique par laquelle notre époque sera connue de l’histoire ? « Écrivez-moi comme quelqu’un qui aime ses semblables***** », est-ce que cela offre une compensation pour les nombreux défauts de notre époque défaillante ? Soyons reconnaissants et veillons à ce que les enfants partagent ce don de leur âge. Mais, parce que notre philanthropie n’est pas toujours sanctifiée ou instruite, l’humanitarisme sentimental devient notre danger. Nul ne supportera la difficulté, c’est notre décision ; nul ne souffrira : en particulier, nul ne souffrira d’actes répréhensibles ; et nous sommes armés contre la juste sévérité de Dieu et de l’homme. « Pensons clairement », afin de corriger cette attitude d’esprit en nous-mêmes et pour les enfants. Revenons aux anciens chemins et percevons que la vie est une discipline pour nous et pour les autres ; que « Dieu est dans son Paradis, Tout va bien dans le monde !****** » ; que la souffrance dans la vie présente n’est pas une chose si puissante après tout ; et si nous continuons notre vie, ce n’est pas une si grande chose d’être dépouillé de la chair. Si nous aimons nous-mêmes ces choses qui sont si belles, eh bien, l’amour est contagieux, et les enfants feront comme nous. Mais, nous ne devons pas seulement aimer bien et sagement ; nous devons fixer notre amour. Voici, je pense, une mise en garde pour nous en ces jours d’enthousiasmes passagers, de modes absorbantes ; et nous pouvons vraiment faire beaucoup pour former l’habitude de la constance chez les jeunes gens qui nous entourent.

[¶30] Nous avons maintenant examiné, quoique de façon insuffisante, la grandeur de l’enfant en tant que personne, la liberté qui lui est due en tant que personne, certaines formes d’oppression qui entravent sa liberté (dont la plupart viennent de l’intérieur), et la nourriture dont il doit se nourrir – l’Admiration, l’Espoir et l’Amour. Nous avons vu que, bien que nous ne puissions pas forcer un enfant à manger, c’est à nous de mettre la nourriture appropriée sur son chemin ; et, je pense, que nous devons tous nous rendre compte que le devoir de penser, de comprendre, de réaliser, est celui qui nous presse ; nous ne pouvons communiquer que ce que nous comprenons ; et ce que nous comprenons, ce qui nous impressionne vraiment, nous ne pouvons pas ne pas le communiquer, parce que cela devient nous-mêmes, se manifeste dans toutes nos paroles et nos actions. « Et qui est suffisant pour ces choses ? » clamons-nous avec l’Apôtre ; mais avec lui nous pouvons ajouter : « Je remercie mon Dieu. »

[¶31] Permettez-moi de terminer en répétant à nouveau les grandes paroles de Carlyle : « Le mystère d’une personne, en effet, est toujours divin, pour celui qui a le sens de la divinité. » : et cette merveilleuse parole de Wordsworth, qui nous guide, comme une petite boussole, vers le secret inviolé pour garder le mystère d’une « Personne » : –

« Nous vivons d’Admiration, d’Espoir et d’Amour. »

Notes des traductrices :

*Percy Bysshe Shelley est l’un des plus grands poètes romantiques britanniques. Sa vie hors des conventions sociales, son idéalisme farouche et sa voix passionnée l’ont rendu à la fois célèbre et haï de ses contemporains, qui voyaient en lui le diable.

**Kaiser (vient du latin Caesar) réfère à l’empereur allemand qui était, à l’époque, Guillaume II.

***La République des Lettres désigne depuis la Renaissance un espace immatériel qui transcende les entités territoriales et réunit les lettrés européens, comme s’ils étaient membre d’une même république invisible.

****Le marécage du Découragement (The Slough of Despond) est un marécage fictif et profond de l’allégorie de John Bunyan dans Le voyage du pèlerin, dans lequel le protagoniste, Christian, s’enfonce sous le poids de ses péchés et son sentiment de culpabilité.

*****Vers tiré de “Abou Ben Adhem”, un poème de James Henry Leigh Hunt. Le poème se concentre sur un événement de la vie du saint soufi Ibrahim bin Adham (anglicisé en Abou Ben Adhem). Ce dernier se réveille d’un sommeil profond dans sa chambre et rencontre un ange qui écrit dans un livre d’or les noms de ceux qui aiment Dieu. Apprenant que son nom ne figure pas sur cette liste, Ben Adhem demande à l’ange de l’inscrire comme quelqu’un qui aime ses « semblables ». La nuit suivante, l’ange revient avec une deuxième liste : ceux qui sont bénis par Dieu. Cette fois, le nom de Ben Adhem figure en tête de liste, ce qui suggère que Dieu favorise ceux qui aiment leurs semblables – en fait, que l’amour pour les autres est la meilleure façon d’exprimer l’amour pour Dieu.

******Vers les plus connus de Pippa Passes, une pièce de théâtre dramatique de Robert Browning publiée en 1841.

Version française de l’article publié par Charlotte Mason Poetry avec leur autorisation. (Traduction ©2021 Charlotte Roman et Maeva Dauplay)