Par Alex Devine, directeur de l’école Clayesmore, Enfield
The Parents’ Review, Volume 11, n°9, 1900, p. 622- 627
« Plus que toute autre nation, l’histoire de la France est l’histoire de l’Europe médiévale et moderne. Il est impossible de parler de la France sans mentionner les épisodes et les événements les plus importants et les plus passionnants de l’histoire de l’Espagne, de l’Italie, des Pays-Bas, de l’Allemagne et de la Suisse, qui ont tous eu un lien et une influence sur celle de la France, et qui ont eu des impressions et des influences directes sur leur cœur, qui, plus tard, nous sont parvenues indirectement de leur nation sœur. L’histoire de la France est donc aussi l’histoire des grands événements et des grandes influences du continent européen, et elle est riche en incidents et en détails. »
L’homme ordinaire, dévoué à sa profession, est tenté d’exagérer indûment la vocation particulière à laquelle il appartient ; mais je pense que cette exagération est pratiquement impossible dans le cas de celui qui se consacre à l’éducation. La jeune Angleterre vient chez l’instituteur, et la jeune Angleterre est le centre de l’espérance de l’Angleterre ; la jeune France vient chez l’instituteur, et toute l’espérance de la France est en elle ; et l’homme qui s’occupe d’éducation, qui se rend compte de la chance inouïe qu’il a de former le caractère et d’exercer une influence, l’homme qui comprend qu’entre ses mains se trouve le pouvoir de hausser l’idéal et les perspectives de vie des garçons dont il a la charge, cet homme commence alors à considérer son travail comme sacré, et seul un « sens de l’humour » donné par Dieu le soulagera de la lourdeur de son immense tâche. Je suppose que l’objectif principal de l’éducateur est de composer avec la nature humaine et d’influencer le caractère humain ; et parmi tous les instruments dont dispose l’enseignant pour atteindre ce but, je n’en connais aucun qui soit aussi naturel et efficace que l’étude de la nature et du caractère de l’homme, que nous appelons l’histoire.
Nous apprenons de grandes choses dans les actions des hommes, dans l’histoire de leurs ambitions, de leurs succès, de leurs échecs, de leurs passions, de leurs luttes pour la liberté, de leur méchanceté, de leur folie, de la beauté de leur vie et de leur caractère. Nous avons l’occasion d’exercer notre mémoire, notre jugement, notre imagination, notre pensée, autant d’éléments qui ont une grande valeur éducative. Il me semble que la simple accumulation d’une série de dates et de faits n’a que peu de valeur ou d’utilité. En revanche, les idées, les points de vue, les impressions et les principes généraux, les relations sous-jacentes entre différents groupes de phénomènes ont une valeur immense ; le pouvoir de donner vie au développement social, les sources de force et de faiblesse des nations, la cause d’un événement ultérieur, l’effet d’un événement antérieur, sont autant d’idéaux de l’enseignement qui deviennent véritablement éducatifs, qui incitent à la réflexion. La comparaison, considérée simplement comme un outil pédagogique, est l’un des moyens les plus importants qu’un professeur puisse utiliser ou faire utiliser ; et je n’hésite pas à dire qu’il n’y a pas d’enseignement de l’histoire digne de ce nom qui ne soit pas basé sur la comparaison. Nous ne pouvons comprendre le blanc que parce que nous connaissons le noir. Nous énonçons un fait et le prouvons par l’exposition d’un fait contraire ; et dans le même ordre d’idées, comme valeur dans l’enseignement de l’histoire, il y a le contraste d’une période à l’autre, d’une nation à l’autre, comme le permet l’étude simultanée de l’histoire de France et celle de l’Angleterre.
Une question reste en suspens : Pourquoi choisir de comparer l’histoire française à l’histoire anglaise ? Tout d’abord, compte tenu des programmes scolaires déjà surchargés, il est nécessaire de choisir un pays spécifique à des fins de comparaison. Quelle nation est aussi accessible et, à bien des égards, aussi proche de nous que la France, le seul pays d’Europe dont nous pouvons voir les côtes depuis les nôtres ; dont l’histoire est la plus étroitement liée à la nôtre, non seulement jusqu’à l’époque de la Réforme, au cours de laquelle il existait des liens personnels entre les maisons régnantes des deux pays, mais aussi les liens étroits entre l’Écosse et la France, et les relations subséquentes tout aussi importantes.
Le sujet est trop vaste pour être traité en détail dans les limites de cet article ; mais je tiens à rendre pleinement justice à la méthode que je préconise, et dont j’ai constaté les excellents résultats pratiques en matière d’éducation pour éclairer notre propre histoire et pour expliquer beaucoup de choses qui ne peuvent être vraiment expliquées que si la vision et la situation des choses à l’étranger sont clarifiées. Le plan que nous avons adopté consiste à diviser l’histoire de chaque nation en certaines périodes, disons six ou sept, et à étudier l’histoire et la littérature de ces périodes côte à côte. À titre d’exemple, comparons les révolutions anglaise et française, qui découlent toutes deux de la même cause et qui, à bien des égards, se ressemblent dans les moindres détails et incidents. Dans les deux pays, une reine impopulaire. En Angleterre, le Long Parlement ; en France, l’Assemblée nationale auto-constituée ; la fuite de Louis à Varennes ; la fuite de Charles à l’île de Wight ; le procès et l’exécution des deux rois ; le gouvernement par le Parlement ; le gouvernement par la Convention ; le résultat dans les deux cas – un homme fort : Cromwell – Napoléon Bonaparte : les deux assemblées expulsées par la force, le despotisme militaire succédant ; les deux héritiers des hommes forts mis de côté pour la restauration des deux rois légitimes ; et les conséquences de chacun.
Le professeur Spiers, dans son admirable livre, History and Literature of France, qui est d’une aide si précieuse pour tous ceux qui étudient l’histoire de France, signale la différence profonde qui est à la base des deux révolutions ; mais néanmoins, que de possibilités une telle comparaison ne nous offre-t-elle pas pour exciter l’intérêt et pour aider à la formation d’un jugement sain. La révolution anglaise, prise isolément, devient plus ou moins l’exposé de certains faits. En la comparant, toute la richesse de la pensée et du jugement est mise à notre disposition en vue de sa mise en œuvre immédiate. Ou encore, comparez les influences littéraires françaises en Angleterre pendant la période Stuart, et l’influence stupéfiante et profonde des penseurs et écrivains anglais sur la littérature française du dix-huitième siècle. L’étonnement de Voltaire et de Rousseau devant la tolérance et la liberté religieuse et politique de l’Angleterre, que ces apôtres transmirent à un peuple mécontent et opprimé, mit le feu à la pile qui attendait déjà l’étincelle fatale de la flamme, et avec quels résultats stupéfiants, tant pour la France que pour l’Angleterre. On pourrait multiplier les exemples de parallèles similaires.
Il est certes évident pour tous ceux qui étudient l’histoire des deux pays que l’histoire de la France ne se prête pas aussi bien que celle de l’Angleterre au processus d’observation du point de vue de l’émancipation progressive. En France, ce qui fut gagné à une époque semble avoir été perdu à l’époque suivante ; mais il y a encore beaucoup à étudier. Comparez, par exemple, la tentative d’établir une monarchie absolue – une tentative qui fut plus réussie et plus complète en France que même dans notre pays, et qui, par conséquent, entraîna presque inévitablement une réaction plus violente. Prenons aussi l’histoire des croisades et de leur influence, ou la lutte contre le féodalisme dans les deux pays ; ou encore l’histoire des colonies françaises et anglaises. On ne peut guère citer un nom en France qui ne suggère son équivalent en Angleterre : Rabelais, Swift et Sterne ; les philosophes français du dix-huitième siècle et Locke ; un Richelieu – un Wolsey ; et bien d’autres encore. Mais ce n’est pas seulement en raison des liens historiques qui unissent les deux pays que la France se prête le mieux à une étude comparative dans les écoles anglaises. Plus que toute autre nation, l’histoire de la France est l’histoire de l’Europe médiévale et moderne. Il est impossible de parler de la France sans mentionner les épisodes et les événements les plus importants et les plus passionnants de l’histoire de l’Espagne, de l’Italie, des Pays-Bas, de l’Allemagne et de la Suisse, qui ont tous eu un lien et une influence sur celle de la France, et qui ont eu des impressions et des influences directes sur leur cœur, qui, plus tard, nous sont parvenues indirectement de leur nation sœur. L’histoire de la France est donc aussi l’histoire des grands événements et des grandes influences du continent européen, et elle est riche en incidents et en détails. Je crois qu’un plan comme celui que j’ai brièvement tenté d’esquisser ne peut manquer de produire, d’une part, un patriotisme et un amour de la patrie plus profonds – plus profonds, parce qu’ils ne sont pas fondés sur l’ignorance ou sur des préjugés insensés, mais sur la connaissance et l’étude des faits historiques ; et, d’autre part, plus de charité et un sens plus généreux de la camaraderie humaine ; l’abandon d’une insularité insensée ; une patience plus digne, peut-être, en cas de fausse représentation ; et, dans l’ensemble, des idéaux – d’une chevalerie et d’une générosité plus grandes.
Mon ami Sir Clements Markham, m’écrivant à ce sujet, dit : « C’était un idéal de Sir John Fortescue, le juge en chef, qui enseigna au jeune Edward de Lancaster dans son exil, en comparant les institutions et les conditions des peuples de France et d’Angleterre. Le récit de ce système d’enseignement fut publié pour la première fois en 1537 et a depuis été traduit et édité par Lord Clermont. Le jeune prince se trouvait alors à l’âge le plus intéressant, entre douze et seize ans. »
En lisant Montaigne récemment, je fus frappé par l’argument qu’il avance contre l’insularité stupide : « Quand je me trouvais hors de France, et qu’on me demandait, par politesse, si l’on me servirait à la française, je me moquais d’eux, et je m’asseyais toujours aux tables les plus occupées par les étrangers. J’ai honte de voir mes compatriotes s’adonner à cet humour stupide qui consiste à trouver à redire à toutes les coutumes qui sont contraires aux leurs. On dirait qu’ils ne sont pas dans leur élément quand ils sortent de leur village ; où qu’ils aillent, ils s’en tiennent à leurs habitudes et détestent ces étrangers. Se lient-ils d’amitié avec un compatriote en Hongrie ? Ils se félicitent de la rencontre ; dès lors ils sont inséparables, et se mettent la tête à l’envers pour injurier toutes les coutumes qu’ils ont vues ; comment seraient-elles autres que des coutumes barbares, puisqu’elles ne sont pas françaises ? En effet, les gens les plus intelligents sont ceux qui ont suffisamment remarqué les choses pour en abuser. La plupart des gens ne partent que pour retourner chez eux ; ils voyagent renfermés sur eux-mêmes, fermés à tout rapport, avec une prudence taciturne et insociable, pour se préserver de l’infection d’un air étranger. »
Nous avons là la représentation même de l’Anglais tel qu’on l’imagine aujourd’hui en France !
Et encore :
« Le grand monde est le miroir dans lequel nous devons nous regarder si nous voulons vraiment nous connaître nous-mêmes. En bref, j’en ferais mon recueil de connaissances. La grande variété d’humeurs, de sectes, de jugements, d’opinions, de lois et de manières, nous apprend à juger sobrement de nous-mêmes, et conduit notre jugement à reconnaître sa propre imperfection et sa faiblesse naturelle ; et ce n’est pas là une mince leçon. Tant de révolutions dans les états et de changements dans la fortune des nations nous apprennent à ne pas voir un si grand miracle dans la nôtre. Tant de noms, tant de victoires et de conquêtes sont ensevelis dans l’oubli, qu’il est ridicule d’espérer immortaliser nos propres noms par la capture d’une douzaine de dragons, ou d’un misérable fort dont on ne se souviendra que par ses ruines. »
Et par quelles paroles plus sages pourrais-je clore mon petit article ? Quelles que soient les habitudes naturelles de l’esprit, la force de la tradition, les dispositions et les tendances héréditaires qui séparent les nations les unes des autres, nous pouvons certainement, si nous avons la grâce et le bon sens de le chercher, trouver un terrain d’entente, un lien de camaraderie. Dans le domaine de la pensée, nous pouvons nous donner la main ; dans les rangs de l’historien, du philosophe, de l’économiste, du poète, nous pouvons trouver des âmes sœurs et une camaraderie qui nous aidera à être plus ouverts, plus sages et plus charitables. L’ignorance est le plus grand ennemi que nous ayons à combattre – le deuxième est le préjugé étroit, le manque de pensée et de connaissance ; et je réclame pour les instituteurs et les écoles une part considérable du travail pour vaincre ces ennemis redoutables. Les jeunes sont des adorateurs de héros et les représentants les plus généreux de l’ancienne chevalerie qui nous reste en ces jours prosaïques. Je connais de nombreux garçons anglais qui sont aussi fiers de Bayard et de Du Guesclin que de leurs héros anglais. En Angleterre, nous sommes en sécurité et comblés dans notre île natale ; plus en sécurité que jamais dans le tourbillon de l’opposition et de la guerre ; tout à fait sûrs de notre force en dépit de nos maladresses et de nos erreurs. Ne devrions-nous pas être généreux en cette période de prospérité ? Ne nous tiendrons-nous pas, chapeau bas, devant la tombe de notre ennemi mort, Joubert, comme les soldats de Charles Quint se sont tenus devant le corps de Bayard, en signe de respect pour un ennemi fidèle et honorable ? Ne ferons-nous pas, en étudiant et en enseignant intelligemment l’histoire de France, un travail judicieux pour contribuer à effacer le souvenir de chaque petite insulte ? Et en racontant à la jeune Angleterre l’histoire de la France et de notre pays bien-aimé, n’aiderons-nous pas à former des jugements plus doux et plus profonds, comme peu d’autres choses peuvent le faire ? En bref, le récit de nos luttes mutuelles, de nos erreurs et de nos échecs communs, de nos gloires et de notre bravoure communes, ne nous enlèvera-t-il pas une once de loyauté ou de dévouement aux intérêts de notre propre pays ? Ne va-t-il pas, au contraire, renforcer et approfondir les liens qui nous unissent à lui, et nous rendre plus tolérants et plus généreux à l’égard de ceux qui sont d’un autre sang ?
Version française de l’article publié par Ambleside Online. (Traduction ©2024 Fannie Poulin. Relecture : Magali Jacquet)