Note de Charlotte Mason Poetry par Richele Baburina (extrait) : En mai 1913, Daphne Chaplin fait partie des cinq anciennes élèves de la Maison de l’éducation qui s’adressent aux participants de la conférence annuelle de la PNEU. Leur sujet : la manière dont certaines matières sont enseignées à la Parents’ Union School, Miss Chaplin se consacrant plus particulièrement à l’enseignement de la littérature.
Son article, bien que court, réussit à rendre compte des idées centrales du rôle de la littérature dans une éducation Mason tout en répondant à certaines des mêmes questions qui nous préoccupent aujourd’hui, telles que le rôle de l’enseignant, l’utilisation de versions abrégées, la censure, la narration et la composition.
Par Daphne Chaplin
The Parents’ Review, 1913, pp. 528-532, 546-547
Le sage roi Salomon a dit : « Beaucoup d’étude est une fatigue pour le corps ». Eh bien, ce n’est pas le cas des études littéraires des enfants de l’école de l’Union des parents. En revoyant nos programmes pour toutes les classes, de la Form IB à la Form IV, je suis frappée par la continuité du travail. Il n’y a jamais de moment où les enfants se disent : “Si c’est de la littérature, alors j’en ai assez” – un commentaire que j’ai souvent entendu de la part d’étudiants épuisés de la Clarendon Press.
En Form IB, nous appelons “Contes” la leçon de littérature, et nous considérons toujours la littérature comme le récit des riches idées du monde entier, qu’il s’agisse de personnes ou de choses, du concret ou de l’abstrait.
Puisque cet article porte principalement sur la façon dont nous enseignons la littérature à l’école de l’Union des parents, permettez-moi de dire tout de suite que nous ne l’enseignons pas du tout, nous ne poussons pas la classe à lire un passage ou un auteur ; il serait plus juste de dire que nous lisons avec les enfants, en apportant notre intelligence et notre expérience plus mûres pour aider les leurs, et surtout, notre enthousiasme. C’est l’enthousiasme pour la lecture que nous voulons encourager. De toutes les matières, la littérature est la plus vaste, et si nous pouvons amener les enfants à aimer la lecture, à apprécier un bon style, à faire la distinction entre les différents traitements d’un sujet, ils ne seront pas, plus tard, liés à une seule forme de lecture, même à un seul type de roman.
Permettez-moi d’esquisser brièvement le travail prévu pour nos classes à l’école de l’Union des parents.
Forms IB et IA – Contes et narration par les enfants.
Form II – Shakespeare lu à voix haute ; Scott, Plutarque, et des narrations orales plus précises, ou des narrations écrites sur une partie de ce qui a été lu.
Form III – Courte Histoire de la littérature anglaise1, davantage de lectures, composition.
Form IV – Pas de manuel, mais un éventail encore plus large, comprenant des correspondances, des mémoires, des autobiographies, des récits de voyage, etc. Précis et essais2 dans un style donné.
Avec votre permission, je vais essayer d’expliquer ces points un peu plus en détail. Le but général de nos leçons de littérature est de familiariser les enfants avec ce qu’il y a de mieux, afin qu’ils ne fassent « aucun usage » des écrits inférieurs qui abondent.
Leur goût doit être formé dès le début ; par conséquent, ce n’est pas n’importe quelle histoire qui fera l’affaire, même à l’âge de six ans. Nous utilisons des livres tels que Tanglewood Tales, Tales of Troy and Greece, Heroes of Asgard3, et nous décourageons de tout coeur les bavardages égocentriques mal écrits sur Susie au bord de la mer, et toutes les choses insipides ou effrayantes qui lui sont arrivées là-bas. Bien entendu, je ne veux pas dire que par une censure irréfléchie nous nous écartons des préférences naturelles des enfants, mais en leur faisant connaître ce qu’il y a de mieux, nous croyons, et l’expérience le prouve, que c’est ce qui se passe. Le second choix et l’insignifiant leur sont dégoûtants.
Après avoir entendu une histoire ou une partie d’une histoire, les enfants des Forms IB et IA essaient de raconter ce qu’ils ont entendu, à tour de rôle, de sorte que le passage entier est ainsi raconté à nouveau, et dès ce moment-là il n’est pas trop tôt pour leur demander de bien parler, et de rendre leur récit intelligible et agréable à entendre. Il est rarement nécessaire d’insister sur l’exactitude ; c’est une vertu plus commune aux enfants qu’aux adultes.
D’après ma propre expérience, j’ai constaté que certains enfants adoptent inconsciemment le style de l’original lorsqu’ils racontent, et que très peu d’entre eux peuvent parcourir un passage sans utiliser certaines des phrases exactes. Nous évitons la possibilité d’une imitation servile d’un style en donnant de nombreux livres d’auteurs différents.
En Form II, les enfants ont entre neuf et douze ans, et leurs leçons de littérature sont réanimées par l’intérêt et le plaisir de la lecture à voix haute. Ainsi, même très jeunes, ils apprennent à connaître ET à apprécier Shakespeare ; il n’y a pas beaucoup de gens à qui ces deux choses sont possibles. Chaque trimestre, ils lisent une pièce de théâtre, ne s’attachant qu’à l’élan et à la beauté des vers, aux aspects les plus simples des personnages. Il y avait, l’autre jour, un enfant dont les sympathies allaient toutes à César, et qui pensait que Brutus avait très mal agi. Je me demande combien de fois le professeur impose son point de vue à l’enfant ; le point de vue de l’adulte, qui n’a pas la simplicité de celui de l’enfant. L’un des principes fondamentaux de Miss Mason est que l’enseignant doit laisser le livre parler de lui-même. Elle déconseille donc tout autre livre que les meilleurs, et les éditions abrégées ne sont jamais utilisées.
Et dès ce moment, ils commencent à prendre l’habitude d’une bonne lecture à voix haute. Je me demande pourquoi l’on considère qu’il est si déshonorant de mal lire à voix haute. D’ailleurs, certains en font une vertu, supposant que ce sont les vaniteux et les égoïstes, ou les excentriques, qui peuvent s’oublier au profit de ce qu’ils disent. Il est vrai que certains enfants semblent nés avec une intuition pour les mots. Une de mes élèves, qui ne sait même pas lire couramment, réussit pourtant à être intéressante et, par miracle, souligne le bon mot et adopte les bonnes inflexions, même si elle trébuche dans la phrase.
Mais je suis sûre que nous sommes destinés à maîtriser notre langue, et chacun, avec de l’entraînement et le désir de le faire, peut être capable de lire à voix haute de manière intelligente et agréable, selon qu’il comprend et apprécie ce qu’il lit.
Miss Mason, dans le programme, détaille les livres à lire à la maison, parce qu’elle considère que ce que nous lisons est en grande partie une question d’habitude. L’habitude de lire des magazines est certainement acquise par les enfants qui, en dehors des jeux et des leçons, n’ont « rien à faire ». Il est très important qu’à ce moment-là, on leur propose un livre qui mérite d’être lu. Je pense que les histoires des magazines sont le dernier refuge des paresseux.
Les enfants ont tellement de temps et leur esprit est si réceptif que c’est à ce moment-là qu’ils doivent prendre l’habitude de lire intelligemment, je dirais même avec acharnement. C’est aussi à ce moment-là que leur mémoire est la plus vive, et n’est-il pas dommage de la remplir avec des bêtises, alors qu’il y a tant de choses qui valent la peine d’être retenues. J’estime qu’on ne saurait trop lutter contre l’habitude de lire à tort et à travers.
Nous avons maintenant rendu compte de la formation littéraire des enfants de six à douze ans.
Qu’est-ce qu’elle apporte ?
Le pouvoir d’écouter, le pouvoir de discerner, le pouvoir de raconter, le pouvoir de lire à haute voix avec esprit et compréhension, et le pouvoir de s’attaquer à un vrai livre, au message de quelqu’un qui a quelque chose d’urgent à vous dire. C’est ce qu’un livre devrait signifier pour un enfant, et ce sera le cas si nous lui donnons de tels livres, qui existent par centaines, si nous prenons la peine de les mettre à sa disposition.
Pour la Form III, nous poursuivons l’intérêt des enfants en élargissant son champ des possibles ; ils lisent la littérature correspondant à la période historique qu’ils étudient, entrant ainsi personnellement en contact avec le plus grand nombre d’auteurs possible, intimité renforcée par leur connaissance des événements et des mœurs de l’époque.
Ils apprennent aussi des poèmes par cœur, ce qu’ils ont d’ailleurs toujours fait, même des scènes de théâtre, et surtout, ils écrivent eux-mêmes. Tout cela paraît bien inquiétant, mais au fond, à quoi cela revient-il ? Simplement à amener les enfants à s’intéresser davantage aux efforts des autres. C’est là, à mon avis, sa valeur, et une valeur très réelle. Après tout, qu’est-ce que la littérature ? Ce sont des pensées écrites, si bien exprimées et si éternelles qu’elles ont résisté à l’épreuve du temps. Faites comprendre cela à l’enfant et vous aurez activé le rouage sans lequel il ne sera jamais une personne littéraire. On s’en est rendu compte récemment dans l’enseignement de la musique. Les enfants qui apprennent selon les méthodes Yorke-Trotter, Curwen, Spencer et autres méthodes similaires commencent très vite à écrire de petits airs, en utilisant certains accords, certaines tonalités, etc., non pas, j’imagine, qu’ils croient que ces airs ont de la valeur en eux-mêmes, mais pour comprendre les lignes sur lesquelles nos grands compositeurs ont travaillé et pour mieux apprécier leurs grands résultats. Et je pense que c’est la raison pour laquelle Miss Mason aime que l’enfant compose.
Mais il ne doit pas écrire à partir de lui-même – cela supposerait du génie – « Rien ne vient de rien ». Il doit composer sur un sujet donné et dans un style donné peut-être, et n’oubliez pas que c’est le résultat de ces six années de narrations continuelles. Je crois que c’est Robert Louis Stevenson qui, tout en sachant qu’il pouvait bien écrire, passait des heures à s’exercer dans le style de l’un de ses héros littéraires.
Cette pratique ne doit donc pas être considérée comme une perte de temps pour les enfants qui n’ont pas de génie ; et la sympathie pour la littérature qu’elle suscitera probablement fera plus pour aiguiser l’appétit littéraire que n’importe quelle suggestion. Il est certainement de notre devoir de nous mettre en état d’apprécier le génie, et nous n’avons besoin pour cela d’aucun don du ciel.
En Form IV, nous arrivons à la fin de notre tâche, qui était de faire quitter l’école à l’enfant avec un intérêt durable pour les livres, une pensée critique bien développée, une appréciation de la matière et de la forme d’un livre, et un dégoût absolu pour tout ce qui est indigne ou inférieur.
En Form IV, nous avons affaire à des jeunes filles de quinze à dix-huit ans, qui ont déjà un large éventail de connaissances littéraires. Nous gardons les mêmes méthodes, mais nous élargissons l’éventail. Au lieu d’un manuel de littérature anglaise, elles lisent plus longuement les auteurs choisis ; elles comparent et critiquent, alors qu’auparavant l’intention était plutôt d’apprécier. Dans les Forms III et IV, le professeur a la possibilité de donner une leçon sur un auteur ou un livre nouveau pour la classe, cherchant à donner aux filles un point de vue humain large qui ne concède rien au manque de moralité auquel il faut parfois faire face.
En ce qui concerne la lecture de romans, Miss Mason pense qu’elle est très utile pour fournir de l’expérience aux personnes inexpérimentées, et sur ce point, permettez-moi de vous lire deux paragraphes de Ourselves, qui en traitent.
“Les Romans. – Les romans, encore une fois, sont comme des homélies pour les sages ; mais pas si nous les lisons simplement pour l’histoire. C’est une véritable perte de temps que de lire un roman auquel on peut échapper, ou dont on regarde la dernière page pour connaître la fin. Il faut lire pour apprendre le sens de la vie ; et nous devrions savoir à la fin qui a dit quoi, et à quelle occasion ! Les personnages des livres que nous connaissons deviennent nos mentors ou nos garde-fous, nos instructeurs de toujours ; mais pas si nous laissons notre esprit se comporter comme un tamis à travers lequel tout s’échappe comme de l’eau.
“Ce serait évidemment une perte de temps insensée que de se livrer à une telle lecture attentive d’un roman qui n’a aucune valeur littéraire ou morale, et c’est pourquoi il est bon de s’en tenir aux meilleurs, aux romans que l’on peut relire plusieurs fois, chaque fois avec un plaisir accru. La superficialité avec laquelle les gens lisent est illustrée par le fait que quatre-vingt-dix-neuf personnes sur cent pensent que Thackeray nous présente Amelia4 comme une femme idéale, alors que peu d’entre elles retiennent la morale solennelle de l’histoire, à savoir qu’un homme ne peut pas donner à une femme plus qu’elle ne vaut, et que Dobbin, le fidèle Dobbin, s’est finalement trouvé, non pas grâce à Amelia, mais grâce à ses livres et à sa fille. Il est bon que nous choisissions nos auteurs avec discernement, comme nous choisissons nos amis, et que nous les écoutions respectueusement pour entendre ce qu’ils ont à nous dire.”
En conclusion, j’ajouterai simplement un échantillon du travail réalisé par cette méthode d’enseignement. Je vous donnerai d’abord le livre choisi ; ensuite, la question posée ; puis, la réponse donnée, pour chaque Form.
Form IB. (Age 6 ¼) [Réponse dictée].
(1) Racontez l’histoire de Knut et les vagues.
Knut, roi du Danemark, est venu en Angleterre et s’est battu contre Edmond Côtes-de-fer. Ils régnèrent ensemble et se mirent d’accord pour que celui qui mourrait le dernier soit roi de toute l’Angleterre.
Le roi Knut vécut le plus longtemps et fut un bon roi. Un jour qu’il se promenait avec ses nobles au bord de la mer, les nobles avaient l’habitude de le flatter. Les nobles lui disaient qu’il était si puissant que les vagues lui obéiraient. Knut n’aimait pas ces flatteries et leur demanda d’aller chercher une chaise. Knut s’assit et dit aux vagues : « Je vous interdis de toucher à mes chaussures ou à l’ourlet de mon vêtement », mais les vagues ne lui obéirent pas et mouillèrent ses chaussures et ses vêtements.
Knut se leva et dit sévèrement aux nobles : « Seul Dieu peut faire obéir les vagues. »
(2) Racontez l’arrivée [en Angleterre] du duc Guillaume de Normandie.
Le duc Guillaume voulait être roi d’Angleterre. Édouard le Confesseur lui avait promis qu’il serait le prochain roi. À la mort d’Édouard, un messager arriva essoufflé auprès de Guillaume et lui dit : « Édouard le Confesseur est mort. » Les yeux du duc Guillaume brillèrent de joie. “Ah ! dit le messager, mais Harold, fils de Godwin, est roi à sa place.”
Les yeux du duc s’embrasèrent alors et il laissa tomber son arc. « Le chien saxon !” s’écria-t-il, “le briseur de serment,” rugit-il, tandis que ceux qui l’entendaient tremblaient. Le duc Guillaume décida de se battre pour la Couronne. Il rassembla donc un grand nombre de soldats et de navires et débarqua en Angleterre. Il se battit contre Harold et le tua.
L’histoire de Frère Renard et de Monsieur Loup.5
Un jour, Frère Renard se promenait sur la route et avait pris un poisson pour son petit déjeuner lorsque Monsieur Loup arriva. Il avait l’air très étonné et dit : « Je ne sais pas ce qui est arrivé à votre femme et à vos enfants. » Frère Renard se précipita chez lui et Monsieur Loup mangea le poisson en riant. Quand Frère Renard arriva chez lui, il trouva sa femme et ses enfants qui attendaient leur petit déjeuner et il comprit que Monsieur Loup l’avait berné. Frère Renard se précipita à nouveau sur la route, entendit une charrette arriver et sentit une odeur de poisson. Il s’allongea donc sur la route, l’homme le crut mort et le mit à l’arrière de la charrette en disant : « Quelle belle peau ça fera pour ma femme !” Comme l’homme ne regardait pas, Frère Renard se leva et jeta les poissons sur la route, puis sauta lui-même pour les ramasser et les ramener à la maison. Alors qu’il ramassait le dernier, Monsieur Loup arriva et dit : « Comment avez-vous attrapé ce grand nombre de poissons ? Soyez un ami, Frère Renard. » Frère Renard lui dit alors de planter sa queue dans un trou dans la glace et de dire : « Petits poissons et gros poissons, venez me mordre la queue.”
Des hommes arrivèrent et virent Monsieur Loup assis là. Ils prirent des bâtons et frappèrent Monsieur Loup si fort qu’il sortit sa queue et s’enfuit en hurlant.
Frère Renard l’entendit arriver et se tapa la tête avec un bâton, si bien que Monsieur Loup pensa qu’il avait été battu lui aussi. Frère Renard se fit porter sur le dos de Monsieur Loup et lui dit : « J’ai été battu, mais tu es battu », mais Monsieur Loup était trop stupide pour comprendre.
Notes de la traductrice :
1 Dans ses programmes, Charlotte Mason conseillait la lecture du livre « The History of English Literature for Boys and Girls » de H. E. Marshall, un livre qui présentait succinctement les dfférentes œuvres du patrimoine littéraire anglais sur un ton très vivant. ↑
2 Un précis est un résumé de ce qu’il y a de plus important dans un livre, une histoire, etc. Un essai est un texte à travers lequel l’auteur expose ses idées, ses réflexions ainsi que ses opinions personnelles sur un ou plusieurs sujets donnés. ↑
3 Tanglewood Tales et Tales of Troy and Greece sont des livres de Nathaniel Hawthorne sur la mythologie grecque. Ils ont été traduits en français sous les noms de « Premier livre des merveilles » et « Second livre des merveilles ». Heros of Asgard est un livre sur la mythologie viking. ↑
4 Amelia est un personnage de « La Foire aux vanités » (1847) de William Makepeace Thackeray. ↑
5 Cette histoire est tirée de « Les Contes de l’oncle Rémus », une série de contes folkloriques recueillis auprès de personnes noires du sud des États-Unis et compilés et adaptés par Joel Chandler Harris et publiés à partir de 1881. Beaucoup d’histoires sont didactiques, comme les Fables d’Ésope ou le Roman de Renart. L’oncle Rémus est un vieil affranchi bienveillant qui sert de narrateur, transmettant les contes populaires à un jeune garçon blanc. ↑
Version française de l’article publié par Charlotte Mason Poetry avec leur autorisation. (Traduction ©2024 Maeva Dauplay. Relecture : Magali Jacquet)