Suite à la publication de notre épisode sur les livres vivants, une auditrice nous pose la question suivante:


SELON VOUS, EST-CE QU’UNE BD PEUT ÊTRE CONSIDÉRÉE COMME UN LIVRE VIVANT? (PAR EXEMPLE LES TINTIN OU AUTRE BD DANS LE MÊME GENRE) 


Nous avons longuement réfléchi à la question. Un simple oui ou non n’aurait pas été une réponse satisfaisante ni pour elle, ni pour nous. Nous avons essayé de mettre nos préférences personnelles de côté pour trouver des citations qui rendraient la vision de Charlotte Mason la plus claire possible parce que notre but, après tout, est de représenter fidèlement sa philosophie. Nous vous présenterons ces citations une à une et nous vous expliquerons en quoi elles confirment notre position. 


1. Charlotte Mason ne croyait pas que les livres vivants devaient être illustrés

Le premier argument qui nous vient à l’esprit est que Charlotte Mason ne croyait pas que les livres pour enfants devaient être illustrés. Nous pourrions nous étonner de cette pratique mais pour elle, les illustrations brimaient l’enfant plus qu’elles ne l’aidaient.

Les enfants ne peuvent pas raconter ce qu’ils n’ont pas vu dans leur propre pensée en utilisant leur imagination. Et ils ne peuvent imaginer ce qu’il y a dans leurs livres à moins que leurs livres ne soient écrits avec une certaine vivacité et une certaine compréhension du sujet. 

Mason, C. Towards a Philosophy of Education, p. 227

Lorsqu’on y pense, quel est le but des illustrations que nous retrouvons dans les livres pour enfants? Pour les plus jeunes, c’est souvent pour les aider à comprendre l’histoire qui est bien souvent au-delà de leur capacité de compréhension en pleine croissance. Dans une bande-dessinée, le but des illustrations est pratiquement de remplacer le texte en le rendant complémentaire, voire accessoire dans certains cas, à l’histoire, un peu comme un dessin animé à la télévision. En ce qui a trait aux images, Charlotte Mason croyait que l’enfant avait le droit de ne voir que ce qui est beau, que les grandes oeuvres d’artistes. Elle s’explique d’ailleurs très bien dans la citation suivante:

Combien d’enseignants savent que les enfants n’ont besoin d’aucune image, à l’exception des peintures de grands artistes et qui ont un but différent de celui d’illustrer? Les enfants peuvent voir dans leur esprit une image plus splendide et généralement plus précise que ce que nous pouvons imaginer nous-mêmes, à cause de notre expérience désabusée. Ils peuvent lire entre les lignes et ajouter tous les détails que l’auteur a laissés de côté. 

Mason, C. Towards a Philosophy of Education, p. 41 

Si nous offrons systématiquement des livres illustrés à nos enfants (les BDs sont, quant à nous, des livres illustrés à outrance), ils perdront leur faculté à s’imaginer ce qui est lu. Ce n’est qu’en lisant que l’on cultive notre capacité à se faire une image d’un récit. D’ailleurs, combien d’entre nous sommes déçus suite à la projection d’un film tiré d’un roman que nous avons particulièrement apprécié? Il est rare que le film arrive à la cheville de ce que nous avions imaginé dans notre esprit. Le même phénomène se produit lorsque nous donnons l’occasion à nos enfants de lire des livres à leur niveau, mais sans illustrations. 

2. Charlotte Mason croyait que nous avons tendance à sous-estimer les capacités intellectuelles de nos enfants

Nous avons tendance à sous-estimer les capacités intellectuelles de nos enfants, soit parce qu’ils s’en croient eux-mêmes incapables, soit parce que nous ne leur avons pas donné l’occasion de développer leurs habiletés mentales. Un enfant peut aimer les BDs au point de s’endormir avec un volume sur sa poitrine. Mais est-ce nécessairement ce qui cultivera son goût de la lecture ou est-ce qu’au contraire, cette habitude le confortera dans son idée que les autres types de littérature ne sont pas compréhensibles ou aimables? Nous ne permettrions pas que notre enfant ne mange que de la pizza aux repas, alors pourquoi accepterions-nous qu’il ne lise qu’un genre litéraire, au point de faire des pieds et des mains pour en trouver qui touchent toutes les matières à l’horaire? Le débat ici n’est pas de savoir si les BDs sont des aliments poubelle ou non… on aurait tout aussi bien pu écrire «de la soupe aux légumes», le résultat aurait été le même: l’enfant aurait manqué de nutriments au final. Miss Mason, elle, compare les livres au contenu faible à des sucettes.

Le fait que les enfants aiment les discours boiteux, sans inspiration et les livres d’histoire insipides et au contenu faible ne prouve pas que c’est bon pour eux. Ils aiment les sucettes aussi, mais ils ne peuvent pas vivre de sucreries seulement. Pourtant, certaines écoles déploient des efforts concertés pour répondre aux besoins intellectuels, moraux et spirituels des enfants en leur offrant des bonbons. 

Mason, C. Towards a Philosophy of Education, p. 117 

Elle croit plutôt que l’enfant a droit à un régime alimentaire intellectuel varié et que nous devons le lui offrir sans sous-estimer ses capacités. 

Pour éduquer un enfant, vous avez besoin que de grands esprits aient un impact personnel sur son propre esprit. Nous ne connaissons peut-être pas beaucoup de grands esprits penseurs dans notre cercle d’amis, mais la plupart d’entre nous peuvent entrer en contact avec ces grands esprits en lisant des livres. Si nous voulons savoir si une école fournit réellement un régime alimentaire intellectuel qui nourrit vraiment ses élèves, il nous suffit de consulter sa liste de livres pour le trimestre en cours. Si la liste de livres est courte, nous savons que les étudiants ne reçoivent pas assez de nourriture mentale. Si les livres ne sont pas assez variés, nous savons que les enfants ne seront pas equilibrés. Si les livres sont des compilations de seconde main plutôt que des œuvres originales [on pourrait dire que c’est ce que sont les manuels scolaires en réalité, des compilations de seconde main], ils ne contiendront pas de vraie nourriture pour nourrir l’esprit [un peu comme des vitamines peuvent avoir une valeur chimique, mais ne contiennent pas de véritable aliment.] Si les livres sont trop faciles [pas seulement au niveau de la lecture, mais s’ils n’amènent pas le lecteur à se questionner], s’ils sont trop directs et lui disent quoi penser [au lieu de le mettre au défi de se faire sa propre opinion], les élèves les liront, mais ils ne les rumineront pas et ne les assimileront pas pour que les livres fassent partie d’eux-mêmes. Une personne a besoin d’un bon repas pour stimuler son corps à sécréter des sucs digestifs. De la même manière, l’énergie mentale doit être stimulée afin que l’esprit puisse digérer et extraire ce dont il a besoin. Et il lui faut une grande variété et une quantité généreuse pour être à même de sélectionner la nourriture dont il a besoin. Et il faut que cela soit déguisé en quelque chose d’appétissant et d’attrayant. Comme exemple, nous avons la plus haute autorité [c’est-à-dire la Parole de Dieu] démontrant que la méthode indirecte est le meilleur moyen de distribuer de la littérature, en particulier la forme indirecte de la poésie. Il est vrai que les paraboles de Jésus sont mystérieuses – mais y a-t-il dans le monde une connaissance plus précieuse que ce qu’elles contiennent? Notre tendance à sous-évaluer les enfants est donc préjudiciable. Nous diluons leurs livres et les vidons de leur saveur littéraire parce que, dans notre ignorance, nous pensons qu’ils ne peuvent pas comprendre ce que nous nous comprenons nous-mêmes. 

Mason, C. Towards a Philosophy of Education, p. 303-304 
Tous les ajouts entre crochets sont de l’équipe d’AmblesideOnline.org. Nous les avons traduits car nous croyons qu’ils aident à clarifier le texte. 

3. Charlotte Mason croyait que ce genre de lecture était responsable des échecs de nos enfants

Charlotte Mason blâmait les livres scolaires secs, dénudés d’images mentales, ceux qui n’inspirent aucunement les enfants, mais elle blâmait aussi les readers, un genre de livre de lecture plus facile, qui ne sont pas à la hauteur des livres de littérature, pour l’échec de l’éducation des enfants. 

En résumé, je pense que nos efforts en matière d’éducation intellectuelle échouent généralement pour six raisons:

[…] 
c. Les manuels condensés et compressés à partir d’un ou plusieurs livres plus gros. Ces manuels se répartissent en deux catégories: les types secs et ennuyeux qui ne fournissent que des données sans intérêt et des détails factuels, et les types simples et attrayants qui cherchent à divertir. Je pense que nous pouvons affirmer avec certitude qu’aucun de ces manuels n’a de valeur éducative.

[…]  
f. Dans les écoles élémentaires, utiliser des «livres de lecture faciles» qui, peu importe le soin avec lequel ils ont été sélectionnés, ne peuvent jamais être aussi précieux que la lecture de littérature à proprement parler. 

Mason, C. School Education, p. 243 

Elle ne dit pas que les enfants ne devraient jamais lire de lecture plus légère, des livres de second ordre, comme elle les appelle, mais que ces livres ne devraient jamais être utilisés pour les cours. 

Bien qu’il ne soit pas interdit aux enfants de lire des livres de second ordre bien intentionnés, ils ne doivent jamais être utilisés pour les cours. Dès le début, les enfants devraient prendre l’habitude de lire de la bonne littérature et d’en absorber eux-mêmes ce qu’ils veulent, à leur manière, que ce soit beaucoup ou un peu. Comme chaque auteur a pour but de s’expliquer dans son propre livre, on doit avoir confiance que l’enfant et l’auteur peuvent être laissés seuls, sans qu’un intermédiaire explique à l’enfant ce que le livre dit ou ce qu’il faut en penser. 

Mason, C. Towards a Philosophy of Education, p.191-192 

Et c’est là qu’il est important de faire une distinction entre les livres lus par temps libre et les livres de cours. L’un se veut divertissant, l’autre, satisfaisant et nourrissant mentalement. Si une BD couvre un sujet vu pendant une matière, disons l’anatomie, il n’y aucun mal à ce que l’enfant, dans son temps libre, la lise et découvre un autre aspect de cet univers, mais il serait faux de croire que cette lecture à elle seule serait suffisante pour nourrir l’esprit de l’enfant ou quelle serait appropriée pour une leçon. Charlotte Mason nous incite à mettre l’enfant devant de la littérature de qualité afin qu’il prenne l’habitude d’en lire et de s’en nourrir. 

4. Charlotte Mason croyait que les enfants devaient grandir avec le meilleur de la littérature

Charlotte Mason avait une confiance incroyable dans le pouvoir des livres vivants de qualité. Pour elle, ils aidaient l’enfant à se ressourcer, à éprouver un plaisir des sens via le choix des mots. Et elle craignait que nous perdions notre joie dans la forme littéraire. Nous pourrions la paraphraser mais nous ne pourrions dire tout ce que le passage suivant nous inspire: il n’y a qu’elle qui sache comment exprimer sa pensée de façon aussi claire. 

Les enfants devraient apprendre à se soucier des livres–
En littérature, nous avons des fins définies en tête, à la fois pour nos propres enfants et pour le monde à travers eux. Nous souhaitons que nos enfants puissent se réjouir et se ressourcer par l’entremise du goût et de la saveur d’un livre. Et par livre, nous n’entendons pas que les feuilles imprimées et reliées mais toute oeuvre possédant certaines qualités littéraires qui sont en mesure de susciter chez le lecteur le plaisir des sens par des mots convenablement exprimés. La triste vérité est que nous sommes en train de perdre la joie que nous avions en la forme littéraire. Nous sommes tellement empressés de connaître des faits ou d’être titillés par des théories que nous ne prenons plus le temps de nous attarder sur une simple élaboration de pensée. Mais c’est une erreur puisque les mots ont la puissance de nous enchanter et de nous inspirer. Si nous n’étions pas myopes comme des taupes, il y a longtemps que nous aurions découvert une vérité pourtant très claire dans la Bible, à savoir que ce qui est dit avec perfection ne peut plus jamais être redit et devient dès lors un pouvoir vivant dans le monde. Toutefois, en littérature, tout comme en art, nous demandons plus qu’une forme simple. De grandes idées ruminent au-dessus du chaos de nos pensées et celui qui arrivera à exprimer ce que nous pensons en silence nous apparaîtra comme un enseignant envoyé par Dieu. 

Les enfants doivent être élevés avec le meilleur– 
Qu’en est-il des enfants? Ils devraient grandir avec le meilleur. Il ne devrait jamais y avoir un moment dans leur vie où ils sont autorisés à lire ou à écouter des âneries ou de la lecture facile. À aucun moment ils ne sont pas à la hauteur de pensées dignes exprimées dans des paroles bien dites, ou des histoires inspirantes bien racontées. Si Songs of Innocence de William Blake définit la norme en poésie et que Daniel DeFoe et Robert Louis Stevenson définissent la norme en prose, alors nous formerons une génération de lecteurs qui exigeront de la véritable littérature – c’est-à-dire des idées inspirantes et des représentations de vies exprimées convenablement et magnifiquement. Peut-être qu’un modèle de lettre demandant que les enfants ne reçoivent pas de livres en cadeau dans une famille particulière aiderait [à garder le contrôle des sélections de livres pour la bibliothèque des enfants.] (Parents and Children, p. 262-263)


Et donc, pour nous, à la lumière des citations que nous vous avons traduites, il est clair que les BDs, parce qu’elles sont illustrées et privent nos enfants de former leurs propres images mentales, parce qu’elles ne représentent pas le meilleur de la litérature et qu’elles pourraient même être une cause des échecs de nos enfants, ne sont pas des livres vivants. Est-ce à dire qu’elles sont à éviter à tout prix? Si elles sont un recueil d’âneries sans valeur littéraire comme les Archies, pour ne nommer que cette BD, alors oui, elles sont à éviter. Mais d’autres types de BDs au langage soutenu, au contenu original, non abrégé et de qualité, pourraient être considérés comme de la lecture légère et la lecture légère a sa place dans une diète équilibrée. Par contre, entre lire un manga d’Orgueil et préjugé et lire l’original de Jane Austen, l’original l’emporte toujours. Entre lire Tintin au Tibet et le récit biographique Sept ans d’aventures au Tibet d’Heinrich Harrer, le choix est également clair, à la lumière de nos citations. 

Nous croyons que la réflexion est pertinente et c’est pourquoi nous avons voulu vous présenter ce que nous croyons être la vision de Charlotte Mason. Nous vous encourageons à aller lire ses écrits et à commenter ci-dessous si vous voyez quelque chose qui viendrait nuancer nos propos. En conclusion, voici sa définition des meilleurs livres de littérature :

Je n’hésite pas à dire que toute l’éducation d’un enfant devrait être assurée par les meilleurs livres de littérature disponibles. Ses livres d’histoire devraient être écrits de façon claire, focalisés, provenant d’une conviction personnelle, directs et d’une simplicité attrayante. C’est ce qui caractérise les œuvres de valeur littéraire. 

Mason, C. Towards a Philosophy of Education, p. 339