Principe 10 :

« La doctrine herbartienne met le fardeau de l’éducation – la préparation des connaissances avec des morceaux alléchants, présentés dans l’ordre approprié – sur l’enseignant. Les enfants instruits selon ce principe risquent de recevoir beaucoup d’enseignements avec peu de connaissances ; et l’axiome de l’enseignant est : « Ce qu’un enfant apprend importe moins que la façon dont il l’apprend.«  »

Partie I

La lueur d’une robe en satin blanc est plus prononcée lorsqu’elle est disposée sur un fond sombre. Les étoiles et les éclairs ne font aucune impression à la lumière du jour, mais contre le velours noir de la nuit, ils captivent notre regard vers le ciel et nous coupent le souffle. Les artistes, manquant d’un mot anglais pour saisir ce concept artistique du jeu de la lumière contre l’obscurité, ont emprunté il y a longtemps le terme italien « chiaroscuro » (prononcé KEY-aura-SKU-ro, avec un léger trille sur les r). [en français, nous avons le terme « clair-obscur »]

Charlotte Mason, qui aimait à la fois l’art et les langues, connaissait très probablement le concept de clair-obscur, et je crois que cela se voit souvent dans la façon dont elle nous présente sa « lumière ». Elle crée sur sa toile une sorte de clair-obscur philosophique, en disposant d’abord les parties sombres afin que nous puissions appréhender pleinement la lumière.

L’herbartianisme fournit la sous-couche sombre du tableau que Charlotte commence à peindre avec le principe 10, puis elle applique la lumière avec les principes 11 et 12. Ce trio de principes coule de l’un à l’autre comme des ruisseaux se rassemblant dans une rivière – Charlotte les ponctue même sans heurts. Ils véhiculent des idées individuelles qui fusionnent pour façonner une idée plus large, comme nous le verrons au cours des trois parties – mais tout repose sur une compréhension de la doctrine herbartienne. Donc, dans cette première partie de notre étude, nous allons simplement rencontrer l’esprit de Herbart, pour nous mettre sur la bonne voie du train de pensée de Charlotte. Ensuite, dans la deuxième partie, nous explorerons la réponse de Charlotte à Herbart, et dans la troisième partie, nous examinerons certaines façons dont la doctrine herbartienne nous affecte – vous et moi – même aujourd’hui.

À première vue, il semble curieux que Charlotte entâche la formulation de ses propres principes avec la mention négative d’une philosophie antithétique, mais après un examen plus approfondi, elle se montre sage dans sa décision de le faire. « L’herbartiannisme » était en passe de devenir une « marque de renommée » parmi les méthodes éducatives de son époque – elle déclare dans le volume 3 que la pensée herbartienne était la philosophie éducative la plus avancée du continent européen, et dans le volume 6, elle écrit : « dans la plupart des écoles, en Angleterre et ailleurs, dans la mesure où une logique intelligente est suivie, c’est celle de Herbart. » Par conséquent, chaque fois que Charlotte exprimait des concepts qui semblaient avoir un rapport à tout ce qui était associé à l’herbartiannisme, elle courait un grand risque d’être estampillée de sa marque.

Et, pour les contemporains de Charlotte, une partie de sa phraséologie semblait très probablement dérivée de Herbart. On pourrait dire que Mason et Herbart utilisaient souvent le même vocabulaire, mais pas le même dictionnaire – ce qui a rendu d’autant plus pressant le fait qu’elle explique leurs différences fondamentales quelque part dans la définition de son ensemble de principes. Par exemple, ils ont chacun écrit longuement sur l’âme, mais leurs conceptions diffèrent si radicalement qu’il faut aller au-delà du sens commun pour estimer mentalement qu’ils définissent tous les deux le même mot. Comme nous le verrons, l’un décrit une huître, l’autre un bijou. Même vocabulaire, dictionnaires différents.

Vous vous demandez peut-être si vous souhaitez continuer à lire… pourquoi devriez-vous avoir besoin de savoir quoi que ce soit sur la doctrine herbartienne au XXIe siècle ? Comment cela va-t-il affecter votre vie aujourd’hui ?

Les fantômes des idées herbartiennes passent encore inaperçus dans de nombreuses salles de classe – publiques, privées et domestiques. Peut-être même la vôtre et la mienne. Je suis tombée sur deux de ces apparitions d’idées pas plus tard qu’hier, lors d’une conversation avec une mère et une enseignante.

« Quand mon fils était au lycée, il était complètement apathique à propos de son travail scolaire et nous n’étions pas satisfaits de ses notes – C et D. Mais, ses professeurs m’ont tous dit de ne pas m’inquiéter, car il était bien élevé, « un bon garçon », et il ne les avait jamais ennuyé. C’était, pour eux, le but ! » (Le reste de l’histoire est que la maman a quitté son emploi, a fait du bénévolat tous les jours à l’école, et les notes de son fils sont passées à A et B en quelques semaines, mais c’est un tout autre sujet !)

Puis, alors que je discutais avec une enseignante, j’ai mentionné le fait que j’avais étudié la justification du « sac vide » de Herbart pour réformer les méthodes d’enseignement. Elle m’a demandé d’expliquer, et pendant que je racontais des choses que vous lirez ci-dessous, elle s’est effondrée dans une reconnaissance lasse. « Nous enseignons toujours de cette façon ! Je ne savais tout simplement pas pourquoi. » Elle a ajouté que ses supérieurs avaient récemment dit à son mari, également enseignant, de ne pas trop s’inquiéter de savoir si les élèves intégraient les sujets enseignés – « Gardez simplement leur attention et gardez-les heureux. »

« Parce que « ce qu’un enfant apprend compte moins que la façon dont il l’apprend » », ai-je cité.

« Maintenant je comprends, » dit-elle.

Ah, oui – les fantômes des idées de Herbart sont encore en liberté. Veuillez continuer à lire…

Partie II

Maintenant que nous avons fait connaissance avec l’esprit de Herbart dans la première partie de cette étude, nous nous retrouvons avec la grande question : qu’est-ce que Charlotte a trouvé de si répréhensible dans l’herbartianisme ?

« Toutes nos notions complexes d’intellect, de volonté, de sentiment, et ainsi de suite, disparaissent. L’âme est ouverte aux idées – un champ juste et sans faveur ; et les idées, chacune d’entre elles étant une entité vivante… se pressent et se bousculent pour être admises, pour obtenir les meilleures places et les coalitions les plus importantes et les plus précieuses, une fois qu’elles sont entrées. Elles se tiennent sur le « seuil » guettant une chance de se glisser à l’intérieur. Elles se dépêchent de rejoindre leurs amies et alliées dès leur admission, elles « se voûtent » et « s’effilent », elles se forment en de puissantes « masses d’aperception » qui occupent une place plus ou moins permanente dans l’âme ; et l’âme – que fait-elle ? Il n’est pas évident qu’elle serve de scène à ce drame d’idées ; et le moi, l’âme ou la personne, quel que soit le nom que nous choisissions de lui donner, est un effet et non une cause, un résultat et non un fait originel. » (Mason, volume 3, p. 59)

Une chose est claire : la philosophie de Herbart a alimenté la détermination de Charlotte à nous montrer une voie plus excellente. Le vieil homme – déjà mort depuis un demi-siècle quand elle a commencé Ambleside – a vraiment fait tiquer Charlotte. Pourquoi ?

Je soupçonne, en me basant uniquement sur des bribes d’informations rassemblées ici et là, que la première génération « herbartianisée » était en train de se dégrader spirituellement et intellectuellement sous ses yeux ; qu’elle était témoin d’une vague inquiétante d' »abrutissement » parmi ses jeunes compatriotes. Mais j’ose supposer que le grief fondamental qui a alimenté ses objections à l’égard de Herbart est le suivant :

Il a osé banaliser le sacré.

Charlotte croyait au « caractère sacré de la personnalité » (dont ma propre définition est le don d’un caractère individuel distinctif, l’essence ou l’esprit d’une personne en tant qu’être unique et divinement créé). Elle proteste contre le fait que la philosophie d’Herbart, en fin de compte, élimine la personnalité – un don sacré – et que cela conduit à « de curieuses futilités dans l’enseignement ».

Elle pensait que la capacité à établir des liens intellectuels était un don inné – quelque chose qui « doit émaner de l’âme, ou de la personne, elle-même », et que si les idées sont présentées à la personne sous une forme pré-digérée, pré-connectée, « cette unité tentante peut aboutir à la collecte d’une masse d’informations hétérogènes et non assimilées. »

Ce qui soulève un spectre effrayant… Si l’on élimine la personnalité et que l’on donne à chacun le même ensemble de faits prédigérés, qu’obtient-on ? Des clones intellectuels. Pas de penseurs originaux. Charlotte pensait que l’herbartianisme, poussé à sa fin logique, produirait des doubles :

« Encore une fois, si deux âmes sont pourvues précisément des mêmes idées, dans le même ordre, et sans aucune autre idée, nous obtenons des doubles de la même personne, une possibilité qui démolirait une fois pour toujours cette grande conception, la solidarité de la race. [Note de l’autrice : veuillez lire le volume 2, page 264 pour une explication de ce concept.] Une fois de plus, que vient faire la théorie herbartienne de l’homme dans notre intérêt pour la personnalité, dans notre sens du sacré de la personne ? (…) L’homme semble n’être qu’une sorte de vaisseau transportant des idées dans leur propre sphère d’action. » 

Charlotte emprunte ici un chemin de traverse pour réfléchir au grand objectif de l’éducation. Elle nous pose la question ultime : dans quel but éduquons-nous l’homme ? Pour être civilisé ? Pour préparer l’élève, comme elle l’écrit dans ce passage, « pour le monde qui est habituellement aux prises avec les mondains » afin qu’il devienne un « membre vraiment utile de la société humaine» ?

Mon dieu, mon dieu… donnez à Charlotte un ordinateur portable et elle pourrait se lancer dans nos discussions sur le christianisme et la pertinence culturelle, n’est-ce pas ?

Vous vous souvenez des Goals 2000 [ Note : Les Goals 2000 sont les objectifs éducatifs nationaux fixés par le Congrès américain dans les années 1990 afin de définir des objectifs pour une réforme de l’éducation basée sur des normes. L’intention était que certains critères soient remplis d’ici le millénaire (2000).] et de l’éducation basée sur les résultats ? Ces récents manifestes éducatifs, qui exercent toujours une influence considérable sur les réformes éducatives modernes, avaient pour objectif déclaré le développement d’une main-d’œuvre compétente pour une économie mondiale (en fait, ce projet de loi provenait du ministère du Travail, et non du ministère de l’Éducation !) Le but de l’éducation, dans un tel schéma, devient, comme l’a dit Charlotte, la préparation de l’élève « pour le monde qui est habituellement en ligue avec les mondains » !

Comme nous, Charlotte craignait que si nous poursuivions un tel objectif, « nous soyons toujours assaillis d’un doute secret : celui de se demander si ce but est idéal après tout, et si nous ne sommes pas parfois directement enjoints de placer l’élève en désaccord avec l’usage et les relations habituelles du monde. »

Ou, pour le dire autrement… dans le monde, mais pas du monde, peut-être ? Oui, Charlotte, cent ans plus tard, nous sommes encore assaillis par ces doutes ! C’est précisément la raison pour laquelle nombre d’entre nous, à l’époque actuelle, se retournent pour explorer ces principes. Quel petit monde circulaire !

Cherchant toujours à cerner la finalité de l’éducation, elle fustige ensuite les éducateurs dont le but est que l’élève gagne en indépendance, ou devienne autodidacte, ou soit meilleur que ses professeurs :

« De telles tentatives et d’autres semblables pour fixer le but de l’éducation ne disent pas de quel genre d’indépendance il s’agit, quel est son contenu, quels buts elle vise, ou dans quelles directions elle se dirige. Car l’élève qui est devenu indépendant peut utiliser sa liberté à bon escient, tout comme il peut en faire un mauvais usage. »

En revanche, elle admet que l’objectif général de Herbart est, au moins, principalement éthique et secondairement intellectuel, soulignant la formation du caractère comme une question de première importance pour les êtres humains – un point avec lequel elle est d’accord. Elle note que lorsque nous formons le caractère, « le « développement » intellectuel se fait en grande partie de lui-même » et que « les leçons conçues pour la culture intellectuelle ont une grande valeur éthique, qu’elles soient stimulantes ou disciplinaires. »

Charlotte nous mène à un aperçu de réponse aux principes 11 et 12 :

« Si nous pensons qu’un cursus sans fin est ouvert à l’homme pour son perfectionnement, nous nous rendons compte que seule cette éducation dont les buts sont toujours les plus élevés peut espérer atteindre les nobles objectifs qui marquent ce cursus. »

Puis elle nous donne la clé de ce que le PNEU avait trouvé – et que Herbart avait manqué :

« Nous sommes entièrement d’accord avec lui quant à l’importance des grandes idées formatrices dans l’éducation des enfants, mais nous ajoutons à nos idées, des habitudes, et nous travaillons à former des habitudes sur une base physique. Le caractère est le résultat non seulement des grandes idées qui nous sont données, mais des habitudes que nous nous efforçons de former sur ces idées. »

Ah, oui… retour à l’habitude ! Et qu’est-ce que l’habitude, si ce n’est la responsabilité de l’individu de mettre sa personnalité au service de ce qu’il a appris – par la force de sa volonté individuelle ? Avoir des connaissances n’est pas tout ce qui est exigé de nous. J’entends Jacques dire : « Mettez en pratique la parole, et ne vous bornez pas à l’écouter. » Enlevez la personnalité, et qu’est-ce qu’il vous reste ? Un sac autrefois vide, maintenant rempli de masses d’informations aléatoires et prédigérées, sans aucune force de personnalité pour mettre ces connaissances en action.

Mais ce ne sont là que des objections philosophiques. Les difficultés de Charlotte avec l’herbartianisme dépassaient le cadre philosophique et s’étendaient à la pratique – la vie quotidienne des enfants et des enseignants – parce qu’elle connaissait une vérité intemporelle : les idées ont des conséquences. Les philosophies trouvent inévitablement leur expression dans des méthodes et des systèmes. Si la philosophie viole la vérité, les méthodes qu’elle produit finiront par se révéler fausses elles aussi. Nous en arrivons à l’analyse plutôt ironique de Charlotte sur l’herbartianisme dans la pratique :

« Une perspective fascinante s’ouvre à nous ; l’éducation a tout rendu clair et facile pour son usage ; elle n’a rien à faire que de choisir ses idées et de faire naître un homme à son esprit. Voici un projet tentant d’unité et de continuité ! On pourrait occuper toutes les classes d’une école, pendant un mois entier, sur toutes les idées qui se combinent en une « masse d’aperception » sur le thème du « livre ». On pourrait avoir des leçons d’objet sur les couleurs, les formes et les tailles des livres ; des leçons d’objet plus avancées sur la fabrication du papier et la reliure des livres ; des leçons pratiques sur la couture et la reliure des livres ; des leçons, selon la classe, sur le contenu des livres, depuis l’abécédaire et la petite Bo-Peep jusqu’à la philosophie et la poésie. Un mois ! Toute une éducation scolaire pourrait être organisée en groupes d’idées qui devraient se combiner en une vaste « masse d’aperception », toutes regroupées autour du mot « livre ». Ce genre de chose a été fait publiquement il y a quelque temps, à Londres, la pomme étant l’idée autour de laquelle la « masse d’aperception » s’est réunie. »

Charlotte décrit ce schéma de leçon en détail dans le volume 2, pages 255-6, puis commente :

« Tout le monde a dit : « Comme c’est joli, comme c’est ingénieux, quelle bonne idée ! » et est reparti avec l’idée que l’éducation était enfin là. Mais nous demandons : « Quelle était l’idée directrice ? » La forme extérieure, le contenu intérieur d’une pomme, autant de sujets que les enfants connaissaient déjà très bien. Quelles habitudes mentales ont été acquises par le travail de cette semaine ? Ils ont certainement appris à regarder la pomme, mais pensez avec combien de choses ils auraient pu se familiariser pendant ce temps. Les enfants ne s’ennuyaient probablement pas consciemment parce que l’enthousiasme des enseignants les a portés… Ce cours sur la « pomme » est très instructif pour nous car il souligne la tendance de l’esprit humain à accepter et se réjouir de tout système soigné qui produira des résultats immédiats, plutôt que de mettre chaque petit cours à l’épreuve pour savoir s’il favorise ou non l’un ou l’autre de nos grands principes éducatifs, ou les deux. »

Dans le volume 6, pages 115-16, Charlotte offre un exemple plus détaillé d’un « schéma de concentration » herbartien sur Robinson Crusoé qui a duré une année entière.

« L’ensemble doit être très amusant pour l’institutrice, comme le sont toujours les amplifications ingénieuses qu’elle produit elle-même : que les enfants aussi aient été divertis, on n’en doute pas. L’institutrice était probablement au mieux de sa forme pour obtenir par la force beaucoup de peu : elle jouait, en fait, un rôle et les enfants étaient amusés comme dans un spectacle, un cinéma ou autre ; mais nous pouvons être sûrs d’une chose, un dégoût total, une répulsion, de la part des enfants pour toujours, non seulement pour « Robinson Crusoé » mais aussi pour chacun des sujets retenus pour illustrer ses aventures. »

Vous rappelez-vous « l’axiome de l’enseignant » tiré de ce principe ? « Ce qu’un enfant apprend importe moins que la façon dont il l’apprend. » Pourquoi ? Parce que l’intérêt pour toute la vie est l’objectif herbartien, qui prime sur ce qu’il apprend, et, par conséquent, il doit apprendre d’une manière qui suscite l’intérêt. Cependant, bien que les élèves de ce programme aient reçu les éléments d’une grande masse d’aperception sur Robinson Crusoé, présentée de la manière et dans l’ordre herbartien parfait, et bien qu’ils aient peut-être même prêté une attention particulière aux présentations réfléchies de l’enseignant… il semble douteux que les enseignants aient vraiment suscité l’intérêt personnel vital recherché par Herbart.

Charlotte, bien sûr, pense que ce que les élèves apprennent est important :

« Voici une composition [tiré du schéma décrit ci-dessus] : « Robinson a passé sa première nuit dans un arbre. Le matin, il avait faim mais il ne voyait autour de lui que de l’herbe et des arbres sans fruits. Au bord de la mer, il trouva des coquillages qu’il mangea ». Comparez cela à la production volumineuse d’enfants de six ou sept ans travaillant selon les lignes du P.U.S. [Parents’ Union School – école ayant adoptée les méthodes pédagogiques de Charlotte Mason] sur tout sujet qu’ils connaissent ; avec, en effet, les pages qu’ils dicteront après une seule lecture d’un chapitre de Robinson Crusoé, et non une « édition pour enfants ». »

De toute évidence, Charlotte pensait que dispenser des leçons prédigérées avec éclat et mise en scène, à la Herbart, n’est pas seulement inutile, mais crée un retard. Elle avait été témoin du fait que les enfants apprennent vraiment lorsqu’ils consultent les livres eux-mêmes, lorsque leur esprit a la possibilité de communiquer avec l’esprit des grands auteurs. La narration en est la preuve : non seulement elle apprend à l’enfant à analyser, organiser, composer et exprimer de grandes pensées dans le sillage dynamique des maîtres de la littérature, mais elle révèle également comment l’enfant établit ses propres connexions et avec quelle force sa personnalité interagit directement avec les idées, en particulier celles, comme le disait Charlotte, « revêtues d’un langage littéraire ».

Mais pour enseigner à un enfant de cette manière, nous devons être prêts à dérouler le tapis rouge, pour ainsi dire, puis à nous retirer. Nous devons leur donner les meilleurs livres et nous écarter du chemin. Nous devons diminuer, pour qu’ils augmentent. Nous devons être les serviteurs, et non les maîtres, de leurs cerveaux et de leurs esprits. Cela demande une certaine retenue, de la sagesse, de l’humilité… et une confiance dans le câblage que Dieu leur a donné.

Cela devrait être plus facile pour l’enseignant, mais il peut être difficile de rassembler de telles vertus. Nous avons tous échoué (mais nous apprenons !). Nous regardons ces plans de cours herbartiens à travers la loupe de Charlotte, et nous nous tortillons, car quelque part dans le verre, nous voyons inévitablement notre propre reflet. Nous sommes tous des produits de salles de classe hantées par le fantôme d’Herbart. Des études prouvent que nous avons tendance à enseigner comme on nous l’a appris. Autant le dire tout de suite : qui n’a pas essayé de prédigérer, de pré-collecter, de pré-connecter les leçons pour nos enfants ? Admettons-le, c’est tentant ! Nous sommes tous pressés par le temps, et cela accélère les choses – du moins c’est ce que ça semble être pour le moment.

Nous sommes forcés d’admettre que nous aimons avoir l’impression d’avoir fait quelque chose dont nous pouvons nous attribuer le mérite… que la coordination ordonnée d’un plan de cours entièrement rempli d’encre est satisfaisante pour notre ego d’enseignant. Le fait de parler de tout ce que vous avez toujours voulu savoir sur les pommes nous donne l’impression d’être efficaces, nécessaires, adéquats et intelligents. Aïe.

Mais un professeur intelligent ne produit pas nécessairement un élève intelligent. Un pianiste débutant prend rarement plaisir à répéter un morceau devant un maître. Il préférerait simplement écouter le maître le jouer. Mais il restera un novice à moins que le maître ne s’éloigne du clavier et ne lui permette un contact direct, reliant l’esprit du compositeur au sien et le racontant à travers les touches du clavier. Il en va de même pour tout enseignement : nous devons nous éloigner, laisser les enfants entrer en contact direct avec la connaissance et établir leurs propres liens. Notre but est de développer leur intelligence, pas la nôtre !

« La psychologie d’Herbart est extraordinairement gratifiante et attrayante pour les enseignants qui sont, comme les autres personnes, désireux de magnifier leur fonction ; et voici un schéma qui montre comment chaque enfant est une nouvelle création lorsqu’il sort des mains de son enseignant. L’enseignant n’a qu’à rassembler une masse d’idées qui se combineront elles-mêmes dans l’esprit dans lequel elles font leur entrée, et voici que la chose est faite : l’enseignant l’a fait ; il a sélectionné les idées, montré la corrélation de chacune avec l’autre et le travail est terminé ! Les idées s’établissent d’elles-mêmes, les plus puissantes gouvernent et rassemblent la force, et si elles sont bonnes, l’homme est fait. » (Mason, volume 6, p. 114)

« Toute responsabilité est déplacée, et le soulagement est très grand. Le succès des puzzles illustre une tendance de la nature humaine à se réjouir de l’assemblage ingénieux de choses improbables, comme par exemple une bouée de sauvetage et Robinson Crusoé. Il y a une série de petits triomphes à observer n’importe quel jour de la semaine, et ces mêmes triomphes sont provoqués par une démonstration dramatique, tant les moyens choisis par l’enseignant pour arriver à ses fins sont ingénieux, agréables, fascinants… Et les enfants eux-mêmes ? Eux aussi s’amusent et se divertissent, ils apprécient l’élément puzzle et apprécient beaucoup l’institutrice qui se met en quatre pour les intéresser. Il n’y a pas de défaut dans le fonctionnement pratique de la méthode pendant qu’elle est exécutée. Plus tard, elle suscite la consternation et l’inquiétude chez les personnes réfléchies. » (Mason, volume 6, p. 118)

Au début de notre aventure avec l’école à la maison, quand mes filles étaient très petites, j’ai utilisé un curriculum thématique. Nous nous sommes éclatés avec, honnêtement. J’étudiais le manuel de l’enseignant, je préparais les petites présentations, j’exposais toutes les leçons devant elles – pleines de connexions toutes faites – et les filles trouvaient tout cela très amusant. Elles adoraient les temps d’instruction en famille et étaient toujours impatientes à l’idée de commencer la prochaine unité, alors naturellement (étant débutante) j’ai pensé que c’était un grand succès. Plus tard, comme Charlotte le signale ici, le résultat a effectivement « suscité la consternation et l’anxiété ». Seulement quelques années plus tard, j’ai découvert qu’elles ne se souvenaient de presque rien des deux années où nous avions utilisé ce programme, sauf qu’elles s’étaient amusées.

Les mères apprennent avec le temps que l’on ne peut pas se fier à l’enthousiasme d’un enfant pour nous indiquer le genre de choses qui sont dans son meilleur intérêt. C’est pour cela que les enfants ont des parents, pour leur apprendre à dire « non » aux différentes friandises de la vie. Le fait d’être une créature déchue se traduit notamment par notre préférence pour la voie de la moindre résistance – nous aimons nous la couler douce et nous amuser !

« Le fait que les enfants aiment les discours boiteux, sans inspiration et les livres d’histoire insipides et au contenu faible ne prouve pas que c’est bon pour eux. Ils aiment les sucettes aussi, mais ils ne peuvent pas vivre de sucreries seulement. Pourtant, certaines écoles déploient des efforts concertés pour répondre aux besoins intellectuels, moraux et spirituels des enfants en leur offrant des bonbons.

Comme je l’ai dit ailleurs, les idées nécessaires à la subsistance des enfants se trouvent principalement dans les livres de qualité littéraire ; étant donné ceux-ci, l’esprit fait pour lui-même le tri, l’arrangement, la sélection, le rejet, la classification, qu’Herbart laisse à la lutte des idées volages qui parviennent à franchir le seuil. » (Mason, volume 6, p. 117)

Au cours des deux prochaines semaines, nous étudierons des principes qui apporteront encore plus de lumière à cette toile, car les deux principes suivants expriment davantage l’antidote de Charlotte à la doctrine herbartienne. Un avant-goût :

« En préconisant une méthode d’auto-éducation pour les enfants au lieu de l’éducation par procuration qui prévaut, je voudrais m’attarder sur l’énorme soulagement que cela représente pour les enseignants, une classe qui se sacrifie et qui est grandement surchargée ; la différence est la même qu’avec la conduite d’un cheval : elle peut être légère ou lourde en main ; la première couvre le terrain de sa propre volonté et le conducteur va gaiement. Le professeur qui laisse à ses élèves la liberté de la cité des livres est libre d’être leur guide, leur philosophe et leur ami ; il n’est plus le simple instrument d’une alimentation intellectuelle forcée. » (Vol. 6, ch. 1, p. 32)

Partie III

Comment ce principe nous affecte-t-il aujourd’hui ?

Considérez en particulier cette phrase centrale du principe :

« Les enfants instruits selon ce principe [par exemple, la préparation des connaissances avec des morceaux alléchants, présentés dans l’ordre approprié] risquent de recevoir beaucoup d’enseignement avec peu de connaissances. »

En réfléchissant aux implications de ce principe, il me vient à l’esprit que presque tous les enfants d’aujourd’hui ont un professeur particulier qui les expose quotidiennement à ce genre de danger, et de manière plus insidieuse que Charlotte n’aurait jamais pu l’imaginer : la télévision. À bien des égards, la télévision est l’équivalent électronique de l’enseignant herbartien théâtral qu’elle dénonçait. Jamais un enseignant n’a préparé avec plus d’habileté des « morceaux alléchants dûment préparés », ni utilisé des tactiques plus préméditées pour retenir et manipuler l’intérêt. Et pour ce qui est de beaucoup d’enseignement avec peu de connaissances… ce professeur travaille 24 heures sur 24 et offre rarement un morceau digne de ce nom.

J’ai une proposition plutôt audacieuse à vous soumettre. Je pense qu’il est possible qu’un grand nombre des effets néfastes que Charlotte attribuait aux méthodes d’enseignement de type herbartien puissent être observés chez les enfants dont l’enfance est gâchée par la télévision.

Sesame Street – le précurseur vénéré de toutes les émissions modernes pour la jeunesse – est un excellent exemple à examiner. De petits morceaux et des flashs d’informations nous parviennent, la plupart centrés sur un thème quotidien ou hebdomadaire. Légendaire pour sa capacité à tenir en haleine les tout-petits et les enfants d’âge préscolaire, cette émission oblige même les adultes à admettre la difficulté de détourner leur attention. Et pour cause : les producteurs ont dépensé des millions en recherches pour affiner leurs outils de manipulation de l’attention jusqu’à la perfection. Herbart serait gratifié, et très impressionné.

À l’époque où mon premier enfant était un bambin (il y a plus de dix ans), Sesame Street a repris la production d’épisodes pour la première fois depuis de nombreuses années et a revu son format. Les producteurs ont dû faire de nouvelles recherches, car les nouveaux programmes étaient nettement plus agressifs, plus rapides, plus flashy, plus bruyants et encore plus fragmentés. La plupart des anciens programmes duraient généralement plus d’une minute ou deux, mais les nouveaux programmes ont été raccourcis à environ vingt ou trente secondes, afin de mieux répondre à la baisse de la durée d’attention des enfants, qui avait probablement été diminuée en regardant Sesame Street.

Les producteurs de télévision se sont emparés de l’objectif herbartien de l’intérêt et l’ont détourné, allant jusqu’à utiliser l’élément de danger comme moyen de retenir l’intérêt des enfants à tout prix :

« Des études commanditées par des annonceurs ont suggéré que la meilleure façon d’amener les téléspectateurs à prêter attention à leurs messages est de tirer parti des réactions instinctives du cerveau face au danger. Premièrement, les gros plans, les panoramiques et les zooms soudains sont efficaces pour alerter le cerveau car ils violent son besoin réflexe de maintenir un « espace personnel » prévisible – une certaine distance entre soi et les autres. Deuxièmement, les éléments « saillants » tels que les couleurs vives, les mouvements rapides ou les bruits soudains attirent rapidement l’attention, car le cerveau est programmé pour être extrêmement sensible à ces changements qui pourraient signaler un danger. »

Cette citation provient d’un livre révélateur, Endangered Minds : Why Children Don’t Think and What We Can Do About It [Esprits menacés : Pourquoi les enfants ne pensent pas et ce que nous pouvons faire pour y remédier – livre non traduit en français], par Jane M. Healy, PhD. L’auteur raconte que les concepteurs originaux de Sesame Street ont mené des études pilotes pour déterminer comment utiliser ces effets « saillants » afin que les enfants restent scotchés devant leur programme, « qu’ils le veuillent ou non ».

Healy déclare que « ces manipulations soigneusement planifiées séparent les réponses naturelles du cerveau et du corps ; bien que l’attention du spectateur soit alertée, il n’est pas nécessaire d’agir physiquement. Le cerveau enregistre un danger réel. Pourtant, l’impulsion n’a pas d’exutoire. » 

Avec le temps, un cerveau ainsi assiégé devient conditionné à la complaisance, c’est-à-dire qu’il se modifie fondamentalement afin de survivre à des stimuli aussi éprouvants. Des études confirment que les enfants qui regardent la télévision sont nettement moins excités par ce qu’ils voient que les enfants qui ne la regardent pas. En conséquence, ils ne réagissent pas normalement à la réalité humaine. Dans son livre « The Plug-In Drug », Marie Winn rapporte : « Il existe une possibilité inquiétante que l’expérience télévisuelle n’ait pas seulement brouillé les distinctions entre le réel et l’irréel pour les téléspectateurs réguliers, mais que, ce faisant, elle ait émoussé leur sensibilité aux événements réels. En effet, lorsque la réalité d’une situation est amoindrie, les gens sont capables d’y réagir avec moins d’émotion, davantage comme des spectateurs. »

Un enfant ainsi conditionné apprend à ne pas former de connexions. Relisez-moi ça. Ses mécanismes de défense surdéveloppés l’ont conditionné à se déconnecter de tout engagement, et il devient un observateur apathique. En termes herbartiens, je soupçonne en outre que les programmes télévisés établissent des connexions pour lui avec tant d’insistance et de persistance – et en grande partie fictives – qu’il devient trop passif et superficiel pour établir de véritables connexions avec la vie réelle. Pour aggraver les choses, sa capacité d’attention a été si longtemps perturbée qu’il n’a plus la vigilance nécessaire pour changer.

Le livre de Healy s’efforce de montrer que la télévision et la société modifient réellement les propriétés physiques du cerveau des enfants, changeant ainsi leur mode de fonctionnement – et produisant des personnes profondément différentes de toutes les générations précédentes. Charlotte Mason était très sensible à la découverte physiologique selon laquelle le cerveau est physiquement modifié par l’activité et les habitudes, et elle a cherché avec zèle à appliquer cette connaissance au bien commun. Elle serait heureuse d’apprendre que la recherche moderne continue d’éclairer cette découverte. Mais elle serait sérieusement mécontente que ces connaissances soient aujourd’hui utilisées, pour des raisons financières, pour rendre l’esprit des enfants anormal.

Avez-vous déjà salué un adolescent qui vous regarde droit dans les yeux, mais qui ne vous répond pas ? J’ai fait une petite expérience dans un camp d’été récemment. Quand je passais devant un adolescent, je souriais et lui disais bonjour. En retour, j’ai reçu trop de regards vides et brefs, étrangement similaires. Qu’est devenue la volonté de répondre, de se connecter ? Je me suis demandé s’ils étaient tellement conditionnés à ignorer les informations qu’ils ne se sentaient pas obligés de faire autre chose que… regarder ?

Curieuse et inquiète, je suis devenue audacieuse… J’ai commencé à répéter mon salut aux offenseurs. Puis je restais là, à sourire, jusqu’à ce qu’ils réalisent que le « spectacle » était « en pause », pour ainsi dire. Parfois, je faisais alors une blague : « Ok, vous voyez… quand je vous parle, alors… vous me parlez ! C’est comme ça que ça se passe ! Pop quiz la prochaine fois que je vous vois ! » En général, ils marmonnaient quelque chose qui s’approchait de l’anglais, et affichaient peut-être un demi-sourire tout en jetant un coup d’œil réflexif autour d’eux (peut-être à la recherche de la télécommande pour m’éteindre). Mais j’avais toujours le sentiment étrange que je n’étais pas entièrement perçu comme une réalité, comme une personne avec laquelle ils pouvaient établir un véritable lien social.

Certes, je sais que toutes les générations depuis l’aube de l’humanité ont gémi à propos des adolescents. Et ils ne sont pas tous vides et catatoniques, Dieu merci. Mais en toute honnêteté, je ne me souviens pas que les adolescents de ma génération, ou de celles qui m’ont précédé, aient été aussi passifs et dépourvus de… eh bien, de personnalité distincte.

Conditionnés à recevoir une réalité prédigérée, certains de ces jeunes semblent manquer d’expérience dans l’effort d’établir des liens, et dans l’élaboration de réponses authentiques et distinctement individuelles. Et quel est le résultat ? Ce que Charlotte avait prédit : l’élimination de la personnalité.

Je me méfie d’une certaine qualité homogène que je perçois chez de nombreux jeunes que j’observe. Elle se manifeste surtout dans leurs conversations. Qui n’a pas écouté un groupe d’adolescentes et pensé que leur bavardage sans but, fragmenté, sonnait comme, vous savez, quelque chose comme… exactement la même chose ? Qu’est-ce qui manque ici ? (à part le vocabulaire ?) Je m’aventurerais à dire que c’est une aisance personnelle avec les idées, un fort sentiment d’individualité – en bref, le caractère sacré de la personnalité. Et qu’a prédit Charlotte ? Que le fait de présenter aux enfants des connaissances communes toutes faites, associé à l’élimination de la personnalité, créerait des doubles.

Bien sûr, il ne s’agit pas que de la télévision.

On peut se demander si l’herbartianisme au sein de l’école a créé une nouvelle génération que les programmateurs de télévision pouvaient manipuler plus facilement, ou si la dépendance à la télévision a tellement modifié les fonctions cérébrales des accros de l’écran qu’ils ne peuvent plus être enseignés autrement. Peut-être s’agit-il d’une relation symbiotique entre les deux. Mais il est indéniable que les méthodes herbartiennes constituent toujours une force puissante dans le domaine de l’éducation. Il en existe de nombreuses preuves, la plus évidente étant la popularité persistante des « unit studies ».

Est-il possible d’enseigner de manière thématique dans le cadre des principes de Charlotte Mason ? Peut-on utiliser les « unit studies » sans faire de liens pour l’enfant, sans s’interposer entre l’enfant et les idées ? C’est peut-être une question audacieuse et inconfortable à poser aux éducateurs d’aujourd’hui, mais nous devrions tous apprécier la liberté de questionner, de réfléchir, d’analyser et d’apprendre. Soyons courageux et faisons face à la question de manière factuelle et non défensive. L’espoir est toujours qu’une réponse solide, qu’elle apporte une validation ou une réprobation, inspirera des améliorations à nos méthodes d’enseignement.

La véritable mesure pour savoir si nous utilisons la méthode Charlotte Mason n’est pas de savoir si nous utilisons de vrais livres de la plus haute qualité littéraire, si nous employons le travail de copie et la narration, et si nous tenons des carnets de la nature. Ce sont les caractéristiques les plus communément reconnues d’une éducation Charlotte Mason, mais elles ne sont ni originales ni exclusives à sa méthode. De plus, ces éléments peuvent être – et sont souvent – poursuivis d’une manière qui sort complètement du cadre des vingt principes qui définissent sa méthode. La seule définition possible d’une éducation Charlotte Mason, celle que Charlotte elle-même reconnaîtrait, est une éducation qui poursuit l’application pratique de ses vingt principes.

Il est évident que les « unit studies » peuvent être combinées avec l’utilisation de livres réels, de travaux pratiques, de récits, etc. Mais nous voyons maintenant la vraie question : les « unit studies » peuvent-elles être utilisées conformément aux vingt principes de Charlotte ?

Dans un certain sens, Charlotte enseignait par thèmes. Ses programmes PNEU révèlent qu’elle choisissait souvent des livres de littérature et de sciences qui correspondaient à l’époque historique étudiée dans le livre d’histoire principal. Mais nous n’y trouvons un thème que dans la mesure où il traverse les livres de l’enfant. Oui, certains livres avaient des liens entre eux, mais l’enfant les trouvait par lui-même.

Pourtant, Charlotte n’était clairement pas une servante du travail thématique. Dans un trimestre donné, il y avait des livres qui n’avaient aucun lien avec les autres. Et elle s’élevait spécifiquement contre les artifices qui forcent le thème choisi dans des domaines improbables. Elle s’opposait aux liens établis dans le cadre des études unitaires qui nécessitaient des raisonnements anormaux. Charlotte trouvait ce genre d’exagération intellectuellement ennuyeuse et insultante pour l’enfant.

« Autre point, la coordination des études est soigneusement réglée sans aucune référence au choc des idées sur le seuil ou à leur combinaison en masses d’apperception ; mais uniquement en fonction de la coordination naturelle et inévitable de certains sujets. Ainsi, dans les lectures sur la période de l’Armada, nous ne devrions pas consacrer les leçons d’arithmétique contemporaines aux calculs de la quantité de nourriture nécessaire pour soutenir la flotte espagnole, car il s’agit d’un lien arbitraire et non inhérent ; mais nous devrions lire l’histoire, les voyages et la littérature qui feraient vivre l’Armada espagnole dans l’esprit. » (Volume 3, page 231)

Pour conclure, tout ceci m’amène à réfléchir de manière critique à ma propre formation universitaire. J’ai fait partie de la première vague d’enseignants formés à la mise en œuvre de l’éducation basée sur les résultats. J’ai apparemment aussi été endoctriné par l’herbartianisme, bien que je n’en connaisse le nom que lorsque j’ai lu la série « L’éducation à la maison » de Charlotte Mason bien des années plus tard.

J’ai été diplômé avec mention d’une grande université d’État, avec un diplôme d’enseignement élémentaire et d’éducation spécialisée à tous les niveaux, mais je n’avais aucune idée de la façon d’apprendre à lire à un enfant. En revanche, je savais comment « assimiler » les choses dans une leçon pour que l’esprit de l’enfant puisse les « accommoder » plus tard. En langage clair, cela signifie que l’enseignant doit prédigérer l’information en éléments connexes afin que l’esprit de l’enfant puisse lui trouver une place (une masse d’apperception, peut-être ?). La manière dont je leur ai enseigné compte plus que ce que je leur ai enseigné.

On nous a appris que la clé du succès de toute leçon est de préparer correctement les enfants avec un « bagage d’expérience » commun. Nous avons reçu une formation approfondie pour organiser toutes les études autour d’un thème. Un objectif obligatoire pour toute « unit study » que nous créions était de montrer les relations entre les différents éléments de la leçon – sinon, nous avions été informés, les élèves ne comprendraient pas, et la leçon serait gâchée. Et on nous enseignait beaucoup de petits jeux pour garder les enfants occupés et intéressés.

Je vois maintenant les empreintes de Herbart sur tout mon diplôme.

Pour les études sociales, nous avons appris comment « amener une classe à un consensus » afin qu’elle arrive aux mêmes conclusions sur les questions sociales – un autre point pour l’élimination de la personnalité. Et j’ai appris à enseigner la « clarification des valeurs », ce qui signifiait qu’il fallait clarifier le fait que les valeurs des autres étaient tout aussi valables que les vôtres, quelles que soient ces valeurs – ce qui serait vrai, je suppose, dans un monde d' »huîtres » surgissant par hasard de la mer.

Mais la principale chose que l’on nous enseignait – encore et encore – était de préparer les étudiants à la vie dans une communauté mondiale en leur apprenant à « tolérer l’ambiguïté ». Cela signifie qu’il faut accepter que la vérité est relative, et donc que nous devons apprendre à tolérer la nature amorphe d’un monde où rien ne peut être défini comme bien ou mal… tout n’est qu’information à appréhender.

Lorsque je suis entrée dans ma première salle de classe (une salle d’enseignement spécialisée pour les élèves ayant des difficultés d’apprentissage), les seuls outils que j’avais acquis à l’université étaient rangés dans une toute petite boîte : un jeu de bâtonnets mathématiques Cuisenaire, quelques documents sur les jeux de classe et un dossier volumineux sur les études thématiques unitaires – qui me semblaient maintenant artificiels lorsque je regardais les visages d’enfants réels et vivants. Me sentant perdue en mer et cherchant quelque chose de réel et de familier, j’ai mis en place l’heure du conte. En fouillant dans les placards de l’école, j’ai trouvé un vieux fauteuil à bascule grinçant et un tapis vert duveteux, que j’ai entouré de deux côtés de solides bibliothèques. Et voilà ! Un coin confortable près des fenêtres est apparu comme par magie – un endroit accueillant, plein de livres, où les tensions scolaires semblaient se dissiper. C’est là que j’ai passé les seules heures vraiment productives de ma courte carrière en classe.

Je me balançais et lisais des livres pendant que mes petits protégés, fatigués de leur travail, s’affalaient sur le tapis, regardant les nuages toujours en mouvement derrière la baie vitrée et écoutant attentivement. Plus tard, ils me racontaient à tour de rôle les histoires (ce qui s’avérait être une lutte acharnée pour eux tous). La plupart d’entre eux étaient encore incapables de lire de tels livres pour eux-mêmes, et leurs âmes étaient affamées d’histoires.

Le Lapin de velours [de Margery Williams] était l’un de leurs livres préférés, ce qui m’a toujours paru poignant, venant d’enfants en difficulté qui pouvaient vraiment s’identifier à un lapin en peluche délabré, mis de côté au profit de jouets impeccables. Et je n’oublierai jamais Sarah, une élève de deuxième année désespérément atteinte d’un cancer, et le regard transporté sur son visage lorsqu’elle pensait à la rédemption et à la restauration d’un lapin dont toute la fourrure avait été enlevée… tout en caressant sa propre petite tête chauve.

C’était une idée vivante, une idée éternelle même, à laquelle ce petit bijou d’âme pouvait se rattacher.

Version française de l’article écrit par Lynn Bruce (©2002-2009) pour Ambleside Online : Une huître et un bijou, Johann Herbart et Charlotte Mason. Une étude du principe n°10 de Charlotte Mason. (Traduction ©2020 Maeva Dauplay Kosse)

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