Par Charlotte Mason
The Parents’ Review, 1892, p. 279-284

Tout le monde sait que l’organisation et la gouvernance d’une école est une belle tâche, qui demande une aptitude naturelle et une préparation particulière, que ce soit sous forme de formation ou d’expérience. Nous voudrions, d’ailleurs, ne pas considérer l’expérience comme étant nécessairement une qualification. Une année de formation vaut dix ans d’expérience pour devenir un bon enseignant ; et cela parce que pour la plupart d’entre nous, l’expérience implique l’habitude de faire ceci ou cela comme nous sommes habitués à le faire. Une fois installés dans une routine, il n’est plus question de bien ou de mal, de meilleur ou de pire ; nous faisons la chose « à notre manière », et des années d’expérience font de nous « les mêmes, mais encore davantage ». C’est pourquoi peu de gens aiment former des hommes et des femmes d’âge mûr à un nouveau travail qui nécessite soit un tempérament docile, soit une ouverture à de nouvelles idées, et une volonté de s’améliorer. Nous avons tous un peu peur des « habitudes » des personnes expérimentées. Si nous pouvons les transplanter de leur propre routine vers une routine similaire, tant mieux ; ils s’en sortiront. Mais comment savoir si notre routine et la leur sont identiques, et qui peut être préparé aux accrocs qui surviendront si la nôtre est plus ou moins large, plus ou moins profonde que celle dans laquelle ils ont acquis leur expérience ?

Les proverbes populaires ont toujours raison : il est bien vrai que l’expérience rend les insensés sages ; mais on ne nous dit pas que cela leur donne l’esprit pratique. La femme désordonnée possède suffisamment de sagesse pour savoir qu’une heure à chercher des ciseaux égarés, renoncer à une promenade parce que chaque paire de gants doit être raccommodée ou empêcher un enfant de sortir parce qu’il manque trois boutons à son manteau contrarie sa journée. L’expérience enseigne, et la pauvre femme n’est pas mauvaise élève ; elle pourrait raconter la misère du désordre, la beauté de l’ordre, de la propreté, de la méthode, qui devraient nous guérir tous de transgressions de ce genre. Mais elle en sait suffisamment pour ne dire mot. Pourquoi ? L’expérience ne l’aide pas du tout à s’améliorer. Elle est et sera probablement jusqu’à la fin de ses jours, comme elle l’a toujours été ; et cela, parce que c’est une loi physique de notre être que chaque acte prépare la voie à un nouvel acte semblable. Une pièce désordonnée aujourd’hui est le gage et la promesse presque certains d’une pièce désordonnée demain. « Semez un acte, récoltez une habitude », dit Thackeray, et c’est ainsi qu’enseigne l’expérience ; elle vous apprend à faire les choses, indéfiniment, comme vous les avez toujours faites. Découvrir si l’expérience a de la valeur ou non, c’est découvrir comment elle a commencé ; comment avez-vous fait cette chose la première fois ? C’est-à-dire, comment vous a-t-on appris à la faire ? Comment avez-vous été formé ? L’expérience, ajoutée à la formation, a ses avantages, à supposer que nous soyons capables de garder la nouvelle impulsion de notre formation au fil des années.

L’expérience qui implique un effort progressif et l’attitude réceptive d’une intelligence fine toujours en apprentissage, l’expérience du changement continu et de l’avancée régulière, est une toute autre affaire : il n’y a là pas de routine, pas de voie fixe. Un tel individu est tout le temps en formation, et toujours prêt à adopter une nouvelle position. C’est pourquoi nos hommes les plus intelligents sont indifférents à n’importe quel poste qui leur est offert ; il n’est pas question de formation préalable, ils sont toujours en formation.

Mais je digresse : pour en revenir au fait, à savoir que l’organisation et la gouvernance d’une école sont une tâche exigeant des aptitudes particulières. Or, si cela est vrai de l’école publique (y compris ce qu’on appelle communément école privée), à quel point est-ce vrai de ce qui est vraiment privé – l’école en famille, dont la salle de classe est la pièce à vivre ou la salle d’étude. Il est en effet bien plus facile de travailler avec une classe de vingt enfants, faisant tous la même chose, qu’avec une classe de cinq enfants de trois niveaux différents.

Malgré cette difficulté, l’enseignement à la maison a des avantages nets et qui lui sont propres ; nous n’en parlerons pas ici, sauf pour dire aux parents qui regrettent profondément de ne pas pouvoir envoyer leurs enfants à l’école, que notre expérience en rapport avec la Parents’ Review School tend à montrer que l’enfant moyen, instruit à la maison, peut égaler l’enfant moyen instruit à l’école. Nous devrions même dire qu’ils ont une bonne longueur d’avance, si l’on ne tient pas compte du fait que les enfants de la Parents’ Review School sont en quelque sorte choisis – c’est-à-dire que ce sont les enfants de parents qui prennent l’éducation au sérieux.

Nous avons quelques mots à dire à nos parents et, selon nous, ils pourraient être utiles à de nombreux autres parents.

En premier lieu, nous sommes très reconnaissants de la fidélité avec laquelle les parents exécutent les instructions qu’ils reçoivent. Ils remplissent entièrement l’une des intentions de l’école, qui est d’amener les enfants à être soumis à une règle extérieure à celle de la maison, mais que les parents adoptent et s’approprient. Le danger d’une solide formation à la maison est que les enfants grandissent en ne considérant leurs parents que comme des législateurs ; mais voir leurs parents montrer l’exemple en observant la loi est aussi une formation très précieuse pour eux.

Et cette fidélité des parents constitue sa propre récompense. L’enseignement de la Bible, par exemple, est peut-être l’instrument d’éducation le plus précieux, non seulement sur les plans moral et spirituel, mais aussi sur le plan intellectuel. La Bible est le « classique » des enfants et des ignorants, la meilleure littérature classique du monde. Certains de nos plus grands orateurs et meilleurs écrivains doivent leur pouvoir d’émotion au fait que leurs esprits sont imprégnés de la phraséologie et de l’imagerie exquises des Saintes Écritures. La Parents’ Review School met l’accent sur l’étude de la Bible. La méthode suggérée est la suivante : « Lisez à haute voix aux enfants quelques versets couvrant si possible un épisode. Lisez avec révérence, avec attention et avec une expression juste. Demandez ensuite aux enfants de raconter ce qu’ils ont écouté, en s’inspirant le plus possible des mots de la Bible. Il est curieux de voir avec quelle facilité ils saisissent le rythme simple et majestueux de la Bible. Ensuite, discutez avec eux de ce récit à la lumière de la recherche et de la critique. Laissez l’enseignement, moral et spirituel, leur parvenir sans grande application personnelle. » C’est bien différent que de lire aux enfants des récits bibliques dans les mots de quelqu’un d’autre, ou même de les raconter dans son propre style (sans aucun doute excellent). Les enfants se familiarisent avec le texte ; ils sont tellement sensibles qu’ils saisissent la simplicité archaïque du style et de la diction, et leurs petits récits sont tout à fait charmants. Encore une fois, observez, ils doivent « narrer » ; quand, à la fin du trimestre, les questions d’examen arrivent, il leur faut « raconter l’histoire » d’un tel ou d’une telle. Une autre instruction indique : « La composition écrite ne doit pas être commencée avant la Classe III [9-10 ans]. Des narrations concises et ordonnées dans des phrases claires doivent être exigées dès le début. » Ainsi, les enfants acquièrent un talent naturel pour le langage : dans leur quatrième année, beaucoup se sont constitué un vocabulaire étonnamment riche et emploient les nouveaux mots avec une aptitude qui amuse leurs aînés. Les enfants sont parfaitement capables de narrer et de bien le faire ; et de prendre l’habitude de raconter une histoire, de remettre toutes les circonstances dans l’ordre, de ne rien ajouter et de ne rien omettre. C’est une éducation libérale en soi, parfaitement inestimable en ces temps où le fait de bien parler est beaucoup plus utile aux hommes et aux femmes que le pouvoir d’aussi bien écrire. Il y a un temps pour tout ; il y a une période de préparation naturelle de la parole chez l’enfant, que les enseignants feraient bien de laisser suivre son cours, et de ne pas « les amener » à écrire des « compositions » misérablement mal orthographiées, mal écrites et mal exprimées. En fait, il serait bon qu’un enfant ne sache s’exprimer par écrit qu’à l’âge de dix ans. Voici la vraie difficulté : demandez à un enfant d’écrire un récit et il est hors de votre chemin, vous êtes libre de vous occuper d’autres choses ; mais demandez-lui de « narrer » son récit, et il réclame toute votre attention – il est maintenant temps d’obtenir une énonciation claire, des déclarations exactes, un arrangement ordonné. La plupart des parents et des enseignants de la Parents’ Review School ont été très fidèles en laissant les enfants des classes I et II narrer des histoires de la Bible, de l’histoire anglaise et de l’histoire grecque ancienne. Les récits sont généralement charmants et permettent de mieux comprendre le fonctionnement de l’esprit des enfants. Si nous lisons que Rebecca « a vu un jeune homme traverser les champs pour la rencontrer et descendre de son chameau », etc., qu’importe. Dans un ou deux cas, les parents ont posé des questions auxquelles les enfants ont répondu, et c’est un exercice capital, mais à ne pas confondre avec  la « narration ». Deux ou trois enfants en Classe II ont été autorisés à écrire leurs réponses, et c’est bien dommage. 

La valeur éducative de l’enseignement biblique du point de vue littéraire ne doit en aucun cas être négligée, mais c’est la dernière et la moindre des revendications que la Bible a sur nous. Ici, et ici seulement, nous avons un code d’éthique complet, imposé par la maxime et illustré par l’exemple. Il n’y a probablement pas d’excellence morale concevable qui ne nous soit présentée à la fois par l’exemple et par le précepte. La générosité et la méchanceté, la sincérité et la ruse, la simplicité et la subtilité, la gentillesse et la grossièreté, l’amour d’un ami, d’un proche, d’un parent, d’un enfant, d’un frère ; les relations entre maître et serviteur, disciple et enseignant, acheteur et vendeur, roi et sujet – il n’y a absolument aucun point de morale ou de mœurs sur lequel nous ne trouvions, dans cette bibliothèque de livres sacrés, un enseignement infaillible et un exemple lumineux. L’enfant qui a raconté l’histoire suivante a appris plus que l’histoire. Il a tiré une leçon de morale qui devrait lui durer toute sa vie, et ce sera sans doute le cas : « Abram dit à Lot : “Nous ferions mieux de nous séparer, tu choisis d’abord un territoire et ensuite j’en choisirai un.” Alors Lot regarda autour de lui et il vit un beau morceau de terre fertile, et il dit : “Je prend ce territoire.” Alors Abram prit le territoire qui restait, et qui n’était pas aussi beau. Mais le pays que Lot choisit était rempli de gens mauvais. »

Ce sujet est un peu trop profond pour le présent article, mais disons que la théologie des enfants, tirée directement du récit biblique, est rafraîchissante en ces jours de nombreux questionnements. Sachant que l’esprit revient aux premières impressions, on pressent qu’on ne peut faire trop d’efforts dans l’enseignement biblique, qui devrait être comme la chaîne de et dans laquelle l’enfant tisse d’autres connaissances et d’autres pensées. Il est agréable de pouvoir dire que l’enseignement biblique que nos « écoliers » reçoivent de leurs parents et gouvernantes est particulièrement bon.

Après les récits bibliques vient l’histoire en matière d’éthique morale ; et parce que la Grande-Bretagne n’a pas eu de Plutarque parmi ses chroniqueurs, nous devons donner une place d’honneur à l’histoire grecque (ou romaine) telle qu’elle est racontée dans Les vies parallèles de Plutarque, « pour aider les enfants à comprendre à quel point la relation de l’individu à l’État est personnelle et intime. » Les histoires de Plutarque sont extrêmement bien racontées et montrent que les enfants sont capables de suivre le moraliste de jadis lorsqu’il relie la conduite au caractère et le caractère à la conduite.

L’histoire naturelle est peut-être l’étude menée avec le moins de succès dans notre école, puisqu’on ne nous parle que très rarement de quoi que ce soit que les enfants aient vu de leurs propres yeux. Les enfants gardent-ils des têtards, des vers à soie et des chenilles de nos jours ? Très peu nous ont donné les résultats de leurs propres observations. Nous avons de nombreuses descriptions majeures tirées de livres, et c’est mieux que rien, mais l’essence même de l’histoire naturelle est qu’elle doit, dans la mesure du possible, être tirée directement de la nature. Dans certains cas, la pauvreté de l’enseignement dans cette matière est très marquée ; un garçon qui parle beaucoup, et bien, d’Aristide le Juste peut seulement dire d’un cheval qu’il a quatre pattes et une tête ! Ce garçon mérite de ne jamais monter à cheval ! Les fleurs se portent bien mieux que les animaux. Les fleurs sauvages sont, dans l’ensemble, bien collées et décrites. Ce n’est certainement pas trop demander que de s’attendre à ce que chaque garçon et chaque fille aient, avant l’âge de douze ans, formé un petit herbier de fleurs sauvages dans leur propre quartier, joliment pressées et collées, et soigneusement décrites.

De la gymnastique suédoise* et de la callisthénie**, nous obtenons d’assez bons rapports de la part des parents. Ils disent que les enfants connaissent parfaitement les exercices et les font promptement, mais ils ne précisent pas si chaque exercice est fait avec l’effort musculaire requis ; c’est un point important : un simple mouvement sans effort ne permettra pas l’entraînement musculaire soigneusement graduel visé par la gymnastique suédoise.

En français, nous avons invité les parents à franchir un cap audacieux et ils ont répondu avec joie. « Mais ils n’ont jamais appris le français », dit, surprise, la mère d’enfants de huit et de neuf ans, lorsqu’on lui demande de faire enseigner à ses enfants, à l’oral, quarante lignes d’un conte français pendant un trimestre. Cependant, elle essaie, et s’étonne de constater à la fin du terme que les enfants connaissent bien ces quarante lignes, et pas seulement : ils connaissent si bien les mots et les phrases qu’ils peuvent construire d’autres phrases avec. C’est une délicieuse surprise pour les parents de constater que les enfants possèdent un vocabulaire français assez considérable, et n’ont pas cette mauvaise et misérable honte insulaire à dire des mots étrangers, dont le français de beaucoup d’entre nous fait naufrage ; et cela, parce qu’ils n’apprennent pas à lire le français, mais l’apprennent de la bouche de celui qui sait le parler.

Nous avons parlé des classes élémentaires de la Parents’ Review School, car un simple avis du travail fait dans ces classes peut donner des indications utiles aux parents qui ne rejoignent pas l’école. Nous n’avons pas ici suffisamment d’espace pour parler, en grande partie, du travail des classes supérieures, mais juste un mot sur le travail de la Classe IV [3e] qui peut être utile aux filles qui étudient à la maison ; dans cette classe, un travail égal est effectué en histoire et littérature française, allemande et anglaise, et les travaux effectués sont élaborés dans chaque langue propre.

De peur qu’une mère ne pense, en lisant ce document, qu’il est plus sûr de donner à ses enfants de longues heures de travail, ajoutons une règle de la Parents’ Review School qui devrait être la règle de chaque école à la maison :

« Cinq des treize heures d’éveil devraient être à la disposition des enfants ; au moins trois d’entre elles, de 14 heures à 17 heures, par exemple, devraient être dépensées à l’extérieur, sauf par très mauvais temps. Un travail rapide, de nombreux loisirs et libertés devraient être la règle de l’école à la maison. Le travail qui n’a pas été fait en son temps doit être laissé en suspens. Les enfants ne devraient pas s’embarrasser de retards, mais ils devraient avoir une bonne idée de l’importance du temps et du fait qu’il n’y aura plus d’autre moment pour le travail qui n’a pas été fait en temps voulu. »

Notes de la traductrice :
* La gymnastique suédoise est une pratique sportive fréquemment référencée dans les œuvres de Charlotte Mason. Elle a été inventée au tournant du 19e siècle par Pehr Henrik Ling, un instructeur d’escrime dans le sud de la Suède. Son objectif était de promouvoir l’exercice comme moyen de rétablir la santé publique.
** En anglais calisthenics : c’est un ensemble d’exercices de gymnastique appropriés au développement physique harmonieux des enfants et des jeunes filles (au poids de corps).

Version française de l’article publié par Charlotte Mason Poetry avec leur autorisation. (Traduction ©2021 Charlotte Roman. Relecture et révisions Sarah Eisele et Maeva Dauplay)

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