Note de Charlotte Mason France : les citations des « Vies » de Plutarque sont issues des traductions de Dominique Ricard et Alexis Pierron dont les lectures sont disponibles sur Remacle.

Par Mlle M. Amber
The Parents’ Review, 1901, Volume 12, n°7, pp. 521-527

Pour la génération précédente, Rousseau a été l’artisan d’une réforme de l’éducation, parce qu’il a saisi une de ces vérités qui ont été reconnues de temps à autre pendant des siècles, et qui ont toujours produit un effet électrique sur le jeune chercheur, et, par lui, sur les hommes et les femmes de son temps. À la lumière de la vérité qu’il portait en lui, Rousseau a réussi à intéresser les parents – il leur a montré qu’ils étaient responsables, non seulement du bien-être de leur enfant, mais aussi de l’avenir de leur nation. « La famille est l’unité de la nation », proclamait-il, et cette phrase est pleine de sens et de vérité ; elle donne lieu à toute une série de réflexions, et elle implique ceci : que la nation est à la tête du foyer, et que, par conséquent, les enfants de la famille sont un bien national. Bien sûr, cette idée n’était pas nouvelle – les Spartiates avaient revendiqué les enfants comme la propriété de l’État – mais l’idée que les enfants sont à nous, non pas absolument, mais comme un bien national, est une idée que nous devons concrétiser. L’un de nos premiers objectifs en éduquant un enfant est de faire de lui un sujet responsable, en d’autres termes un citoyen.

Cependant, nous devons avoir plus qu’un objectif en tête, nous devons connaître le moyen de l’atteindre. Nous savons ce qu’il faut pour être un bon citoyen, et nous voulons envoyer les enfants dans le monde, armés pour le service, avec de grands idéaux et le courage de les réaliser. Nous croyons que l’avenir de notre pays est entre nos mains, mais comment allons-nous nous acquitter de nos responsabilités, et quelles sont les lois naturelles auxquelles nous allons faire appel pour notre service ?

Chacun d’entre nous,  à un moment de sa vie, s’est retrouvé impuissant face à une difficulté, puis une idée nous a frappés, nous nous sommes mis au travail avec cette idée et, petit à petit, toute la difficulté a été vaincue. Il n’y a pas eu de grande œuvre dans le monde, il n’y a pas eu d’œuvre du tout dans le monde, qui ne soit pas née de cette façon. Voilà donc le pouvoir que nous devons utiliser, et la loi naturelle est la suivante : une idée présentée avec suffisamment de force pour être acceptée croît et se multiplie, jusqu’à ce qu’elle régisse les pensées, les actions et la vie de l’enfant.

Un cardinal de l’Église de Rome a dit que « tout dépendait de notre point de vue ». Nous pourrions aller beaucoup plus loin et dire que le point de vue évolue à partir de l’idée initiale, et, à partir de l’idée initiale, nous pouvons prophétiser sur le point de vue, et donc sur la vie et les actions de l’homme futur. Notre travail consiste donc à présenter à l’enfant des idées vivifiantes qui coloreront toutes ses pensées, ses jugements et ses actions, et lui permettront de remplir les devoirs et les responsabilités dont il hérite avec ses privilèges de citoyen anglais.

La vie quotidienne offre de nombreuses occasions fortuites de présenter des idées, et ce sont peut-être les plus précieuses. Mais nous devons aussi établir un plan délibéré pour présenter des idées consécutives, et pour nourrir et développer les idées déjà acceptées. L’heure des leçons est une très bonne occasion de travailler méthodiquement, de sorte que les leçons doivent être l’instrument à utiliser ici. Parmi les sujets étudiés, l’Histoire est le plus utile, car elle présente des récits sur des dirigeants et leurs sujets, et les devoirs d’un citoyen sont ceux d’un sujet avec des responsabilités législatives et judiciaires.

Considérons ensuite la chose suivante : si l’éducation du citoyen doit être notre but, elle doit l’être dès le début, et si nous devons faire notre travail délibéré par des leçons, il faut donc commencer avec les leçons. Pour assurer l’acceptation des idées que nous proposons, nous devons veiller à ce qu’elles soient servies de manière attrayante et pas seulement découvertes, si tant est qu’elles le soient, après une longue et pénible recherche. Pour cette raison, il serait préférable de ne pas commencer par l’histoire moderne avec le jeune enfant. Nous en sommes un peu trop proches. En étant très proche d’une image, nous voyons si clairement tous les détails que nous avons du mal à voir les grandes lignes et le sens de l’ensemble. Mais si nous nous éloignons, les détails cessent de nous distraire et nous voyons clairement le plan d’ensemble. Il en va de même pour l’histoire. Plus l’histoire se rapproche de notre époque, plus elle est remplie de détails politiques et constitutionnels, et plus nous nous retrouvons impliqués dans les questions de gestion de l’État. Si, toutefois, nous revenons à l’histoire ancienne, nous constatons qu’elle suit des lignes plus larges et plus simples, et que l’art de l’État, dans la mesure où il existe, ne fait que montrer comment un esprit ingénieux tente de faire face aux circonstances.

Les premières histoires ne sont pratiquement que des biographies, écrites sur de grands hommes par leurs contemporains. Avec l’enfant, une biographie est plus utile qu’un certain nombre de récits historiques détachés, parce que dans ces derniers, il est difficile de rendre les personnages réels, hommes et femmes vivants, alors que s’il se plonge tranquillement dans une biographie, il est amené à penser les pensées et à adopter le point de vue de l’homme dont il étudie la vie, et il s’habitue aux coutumes et aux habitudes de son époque. De cette façon, il vit non seulement la vie de l’homme, mais aussi son époque.

Si nous voulons proposer des idées au moyen de l’histoire ancienne sous forme de biographie, nous arrivons tout de suite à Plutarque, le prince des biographes. Nous conduisons les enfants directement à la source et leur présentons ce cher vieux monsieur réfléchi, qui leur raconte tranquillement, dans un langage simple, des histoires délicieusement imagées et qui n’omet pas un seul détail, de sorte que même l’enfant n’a plus de questions à poser. En outre, Plutarque était lui-même un pédagogue, il avait de grandes idées sur les responsabilités des parents, sur la formation des enfants, ainsi que sur les responsabilités des hommes d’État et des citoyens, ce qui fait que, bien que les « Vies » n’aient pas été écrites pour les enfants, elles sont admirablement adaptées à cette fin. Par exemple, ce passage suggère la nécessité pour un gouvernant de savoir obéir :

« La loi dispense de cette nécessité les enfants destinés au trône. Mais Agésilas eut cet avantage particulier qu’il ne parvint au commandement qu’après avoir fait l’apprentissage de l’obéissance. Aussi fut-il de tous les rois celui qui sut le mieux s’accommoder à ses sujets, parce qu’à cette grandeur si digne d’un roi, si propre à commander, qu’il avait reçue de la nature, il joignait la popularité et la douceur qu’il tenait de son éducation. 

« Pendant qu’il suivait les différentes classes où les enfants étaient élevés en commun, il fut aimé de Lysandre, qui était surtout ravi de sa modestie. Né le plus courageux et le plus obstiné des enfants de son âge, jaloux d’être le premier en tout, mettant à tout ce qu’il faisait une ardeur, une impétuosité que rien ne pouvait vaincre ni contenir, il était en même temps si obéissant et si doux, qu’il faisait tout ce qui lui était ordonné par un motif, non de crainte, mais d’honnêteté, et qu’il était plus touché des reproches qu’effrayé des plus grands travaux. » [Traduction de Ricard]

Existe-t-il une plus belle introduction pour dire quelques mots sur l’obéissance ? Les mots, cependant, ne doivent être que très peu nombreux, et utilisés davantage pour diriger le déroulement de la pensée dans l’esprit de l’enfant, et doivent donc dépendre de l’enfant et du point de vue qu’il adopte.

De nouveau, quelques pages plus loin dans la même « Vie », nous avons l’idée de la maîtrise de soi, de la victoire sur soi. Et, là encore, il n’y a pas d’indication ostentatoire d’une morale. Dans ce passage, il y a aussi une petite leçon très utile sur la véritable amitié et la nécessité de contrôler les émotions lorsque l’effet d’une amitié s’avère nuisible.

« Un jour même que Mégabates s’était approché pour le saluer et l’embrasser à son ordinaire, Agésilas détourna la tête. Le jeune homme se retira tout honteux, et depuis il ne le salua plus que de loin. Agésilas, fâché à son tour, et se repentant d’avoir repoussé cette marque d’amitié, témoigna de la surprise de ce que Mégabates ne le saluait plus comme il avait coutume de le faire auparavant. ‘‘Vous en êtes vous-même la cause, lui dirent ses amis ; car l’autre jour vous refusâtes son baiser et parûtes le craindre. Il reprendra volontiers son ancienne manière, s’il peut croire que vous ne le refuserez pas encore.’’ Agésilas, après quelques moments de réflexion, dit à ses amis : ‘‘II est inutile de l’y engager; le combat que je livre ici contre ce témoignage de sa tendresse me fait plus de plaisir que si tout ce que j’ai devant moi se changeait en or.’’ » [Traduction de Ricard]

Encore une fois, l’idée de maîtrise de soi, ainsi que les idées de pardon, de justice et d’humilité en période de prospérité, sont présentées dans un passage de la « Vie de Dion » :

« Les autres capitaines, leur dit-il, font leur principal exercice de la guerre et des armes; pour moi, j’ai vécu longtemps dans l’Académie pour apprendre à dompter la colère, l’envie et l’opiniâtreté. La preuve de cette victoire sur ses passions n’est pas la douceur et la modération que l’on montre envers ses amis et les personnes vertueuses : c’est la clémence et l’humanité qu’on exerce envers ceux qui nous ont fait des injustices. Je me propose bien moins de surpasser Héraclide en prudence et en autorité, qu’en douceur et en justice ; c’est dans ces vertus que consiste la véritable supériorité. Les exploits guerriers, lors même que personne ne prétend nous en disputer la gloire, sont au moins en partie revendiqués par la fortune. Si Héraclide est un homme méchant, perfide et envieux, faut-il pour cela que Dion altère sa vertu en se livrant à la colère ? Les lois, il est vrai, autorisent la vengeance, plutôt que l’injustice qui l’a provoquée ; mais le sentiment naturel nous apprend qu’elles viennent l’une et l’autre de la même faiblesse. La méchanceté humaine, difficile sans doute à guérir, n’est pourtant pas si sauvage et si brutale, qu’elle ne cède à des bienfaits souvent répétés. Dion, réglant sa conduite sur ces sages raisonnements, mit Héraclide en liberté, et s’occupa tout de suite de relever la muraille dont il avait enfermé la citadelle. » [Traduction de Ricard]

Toutes ces idées pourraient être approfondies en utilisant les situations dramatiques que Plutarque ne manque jamais de saisir, et en rassemblant les points principaux pour en faire une image vivante.

Par exemple, imaginons cette scène. À l’arrière-plan, les flammes de la ville en feu. Au premier plan, les soldats, appuyés sur leurs bras parce qu’ils sont fatigués de se battre et de travailler parmi les ruines de la ville, et malades du cœur à l’idée de la destruction d’une ville qu’ils ont contribué à construire. Tout est silencieux, à l’exception du grondement occasionnel d’un bâtiment qui s’effondre, car chaque soldat attend, le souffle coupé, le verdict de Dion. Un peu à l’écart des soldats se trouve un petit groupe d’hommes : Dion et ses conseillers avec les prisonniers. Dion est assis, fier, digne et droit, tandis que devant lui, Héraclide, qui a trahi sa confiance, se tient courbé, certain de sa culpabilité. Un moment de silence douloureux pendant que Dion réfléchit, un murmure d’excitation réprimé lorsque Dion s’avance et parle afin que tous puissent entendre. Quand il achève son discours, le silence est encore intense pendant un petit moment, quand soudain un grondement de voix excitées jaillit des soldats ; les deux prisonniers se tournent, la tête pendante, les visages s’efforçant de réprimer leurs émotions, et ils s’enfuient pour se cacher, la sentence ayant été celle d’un pardon absolu.

Toujours dans la « Vie de Dion », les mêmes idées sont mises en avant, cette fois-ci en plus des idées de générosité et de gratitude :

« Après un succès si complet, Dion ne voulut pas jouir de sa nouvelle fortune, qu’il n’eût auparavant témoigné sa reconnaissance à ses amis, fait des présents à ses alliés, et distribué surtout aux citoyens avec qui il avait des liaisons, et aux soldats étrangers, une partie des récompenses et des honneurs qui leur étaient dus. Généreux envers les autres au-delà de son pouvoir, il était pour lui-même simple et modeste, et se contentait des choses les plus communes. Il était l’objet de l’admiration générale ; lorsque fixant par ses prospérités les regards non seulement de la Sicile et de Carthage, mais de la Grèce entière, et reconnu pour le capitaine de son temps dont la valeur et la fortune avaient été les plus éclatantes, il était aussi simple dans ses habits, ses équipages et sa table, que s’il eût vécu dans l’Académie de Platon, et non avec des officiers et des soldats, pour qui les débauches et les plaisirs sont les adoucissements ordinaires de leurs fatigues et de leurs dangers. Aussi Platon lui écrivait-il que la terre entière avait les regards tournés vers lui. Mais Dion n’avait les siens attachés que sur une petite maison d’une seule ville, l’Académie : il ne reconnaissait d’autres spectateurs de sa conduite que les philosophes qui la fréquentaient, et qui, au lieu d’admirer ses exploits, son courage et ses victoires, examinaient seulement s’il userait avec sagesse et avec modération de sa fortune, et s’il se montrerait modeste dans de si grands succès. » [Traduction de Ricard]

Afin d’assurer l’assimilation complète de ces idées, il serait peut-être utile de donner des exemples simples mais tout à fait impersonnels de leur application à la vie de tous les jours. La justice et la bravoure, ainsi qu’un sentiment sain d’abnégation, la préparation et l’accomplissement des responsabilités publiques, respirent tout au long de la « Vie de Dion ».

Dans la « Vie de Solon », on trouve un passage extrêmement précieux qui présente l’idée de cette impossibilité de refuser la reconnaissance des responsabilités d’un poste quelconque :

« Parmi les autres lois de Solon, il en est une fort étrange, qui note d’infamie tout citoyen qui, dans une sédition, ne se déclare pour aucun parti. Apparemment il ne voulait pas que les particuliers fussent indifférents et insensibles aux calamités publiques, et que, contents d’avoir mis en sûreté leurs personnes et leurs biens, ils se fissent un mérite de n’avoir pris aucune part aux maux de la patrie. Il voulait que, dès le commencement de la sédition, ils s’attachassent à la cause la plus juste ; et qu’au lieu d’attendre de quel côté la victoire se déclarerait, ils secourussent les gens honnêtes, et partageassent avec eux le danger. » [Traduction de Pierron]

Pour en revenir à la « Vie de Dion », il y a un passage puissant contenant des idées de l’ensemble du devoir d’un citoyen ou d’un dirigeant – le devoir de se préparer délibérément à la responsabilité publique et de l’accomplir avec soin :

« Dion, comme je viens de le dire, voyant le fils de ce tyran mutilé, s’il est permis de parler ainsi, par son ignorance, et dépravé dans ses moeurs, l’exhortait à se tourner vers l’étude : il le pressait d’employer auprès du premier des philosophes les instances les plus vives pour l’attirer en Sicile, et dès qu’il y serait venu, de s’abandonner entièrement à lui, afin que par ses discours il réformât ses moeurs et les dirigeât vers le bien, que, formé sur le modèle divin, le plus parfait de tous, celui qui conduit seul l’univers, et par qui tous les êtres tirés du sein du chaos constituent cet ordre de choses qu’on appelle le monde, il s’assurât à lui-même et à ses sujets une véritable félicité. Il verrait alors ses peuples, qui n’obéissaient qu’à la crainte et à la nécessité, s’attacher à un gouvernement paternel, fondé sur la tempérance et la justice, et, au lieu d’avoir à détester un tyran, aimer en lui un véritable roi. ‘‘Sachez, lui disait-il, que les chaînes de diamant ne sont pas, comme le croyait votre père, la crainte, la force, le grand nombre de vaisseaux, et ces milliers de Barbares qui composent votre garde; mais l’affection, le zèle et la reconnaissance qu’inspirent aux sujets la justice et la vertu de leurs rois. Ces derniers liens, quoique moins roides et bien plus doux que ces autres chaînes, ont beaucoup plus de force pour maintenir les empires…’’ » [Traduction de Ricard]

Il existe néanmoins un grand danger à aborder les « Vies de Plutarque » avec les enfants. Plutarque se met à la place de ses héros ; il adopte leur point de vue et semble souvent s’amuser avec un peu d’indulgence d’une habile friponnerie. Ce danger peut être facilement évité par quelques mots de l’enseignant, une intonation de voix lors de la lecture des passages, et alors au lieu de présenter des idées blessantes, le passage ne fera que renforcer les idées bonnes et utiles. Par exemple, dans la « Vie d’Alcibiade » :

« Alcibiade avait un chien remarquable par sa taille et par sa beauté, et qui lui avait coûté soixante-dix mines; il lui fit couper la queue, qui était son plus bel ornement: ses amis lui en firent des reproches, et lui rapportèrent que cette action était généralement blâmée, et faisait mal parler de lui. ‘‘Voilà précisément ce que je demandais, leur dit Alcibiade en riant. Tant que les Athéniens s’entretiendront de cela, ils ne diront rien de pis sur mon compte.’’ » [Traduction de Ricard]

D’autres passages encore doivent être complètement omis, et comme il y en a un certain nombre, les livres ne devraient jamais être donnés aux enfants pour qu’ils les lisent, mais devraient leur être lus par leur professeur.

De nombreux siècles se sont écoulés depuis que Plutarque a vécu et travaillé, mais ses écrits sont empreints d’un charme pittoresque et d’une personnalité distincte qui a traversé les âges et brille aujourd’hui encore à travers les traductions.

Version française de l’article publié par Ambleside Online. (Traduction ©2021 Maeva Dauplay. Relecture et révisions Sylvie Dugauquier)

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