Note de Charlotte Mason Poetry par Art Middlekauff: Le 3 décembre 1912, le supplément éducatif du Times a publié une lettre intitulée « Miss Mason sur le système Montessori« . L’année suivante, cinq paragraphes d’introduction ont été ajoutés à la lettre, et celle-ci a été publiée en tant que chapitre VII de The Basis of National Strength. Deux ans plus tard, le texte original de la lettre de 1912 (sans les paragraphes ajoutés) a été réimprimé dans le numéro de janvier 1915 de la Parents’ Review. Enfin, en 1925, les six premiers chapitres de The Basis of National Strength sont devenus le chapitre IV du Livre II de Towards a Philosophy of Education [titre du 6ème volume de Charlotte Mason]. Il est intéressant de noter que le septième chapitre sur le système Montessori a été omis du livre.

Dans « Le système Montessori », Mason parle des efforts pour développer une « pédagogie scientifique ». Alors que Montessori était peut-être pionnière de cette approche « scientifique », de nos jours, la science semble être devenue la voix dominante de la méthodologie éducative. Le problème, selon Mason, est que la « science » n’est pas en mesure de s’adresser à tous les aspects de la personne. Avec la « pédagogie scientifique » :

“… il n’y a pas de toile de fond qui se dessine progressivement dans sa vie ; aucune fée ne joue autour de lui, aucun héros ne fait vibrer son âme ; Dieu et les bons anges ne font pas partie de ses pensées ; l’enfant et la personne qu’il deviendra sont un produit scientifique, le résultat de beaucoup de toucher et d’un peu de vue et d’ouïe ; car qu’est-ce que la science a à voir avec ces entités intangibles et difficilement imaginables appelées idées ?”

Mason considère cette limitation non pas comme secondaire mais plutôt comme fondamentale. Elle évoque deux approches pour définir un système éducatif et affirme que :

“… il n’y a pas de voie intermédiaire, et il n’y a pas de détail si insignifiant qu’il ne soit ordonné selon l’un ou l’autre de ces principes fondamentaux. L’un est la méthode de la pédagogie scientifique, l’autre celle de la pédagogie humaine.”

Aujourd’hui, nous avons le plaisir de partager notre transcription de l’article de 1915 tirée de la lettre originale adressée au Times. Nous ne la partageons pas simplement comme une réponse centenaire à Maria Montessori. Nous la partageons plutôt comme un appel aux éducateurs Charlotte Mason à embrasser une pédagogie « humaine » qui n’est pas contrôlée par les derniers diktats de la pédagogie « scientifique ».

Art Middlekauff

Par Charlotte Mason
The Parents’ Review, 1915, p. 30-35

Au rédacteur en chef du Times.

Monsieur, l’article perspicace sur « La méthode Montessori », dans le supplément éducatif du Times du 6 novembre, m’encourage à essayer de débarrasser les principes impliqués dans cette intéressante méthode de tout accessoire superflu, tel que la tenue plaisante et la propreté personnelle des enfants. Donnez-leur une salle agréable adaptée à leur confort, et des visiteurs amicaux qui prêtent une attention respectueuse à leurs faits et gestes, et les enfants se comporteront avec aisance et franchise ; si les enfants et les parents souhaitent intégrer l’école et que la propreté en est une condition d’admission, ils seront propres. L’Amérique sait depuis longtemps comment faire des citoyens américains libres à partir des foules hétéroclites de petits étrangers qui se présentent aux portes de ses écoles, et ses méthodes sont pratiquement identiques à celles du Dr Montessori. La délicieuse spontanéité dont font preuve ces enfants italiens se retrouve dans toutes les nurseries et petites maisons anglaises, ainsi que dans nos écoles de vacances ; et il est certain qu’aucun enfant de moins de six ans ne devrait aller à l’école sans avoir toute liberté de courir, de s’accroupir ou de se coucher visage contre terre si l’envie lui en prend.

Il y a plusieurs années, j’ai écrit à un journal éducatif sur la possibilité d’utiliser les toits des écoles (sauf en cas de mauvais temps) pour les très jeunes enfants, et il me semble toujours que les enfants ont besoin de longues heures en plein air, avec deux fois plus de temps pour jouer que pour travailler. En Allemagne, comme nous le savons, l’école commence à six ans, et l’enfant est fier de savoir qu’il a fait un pas dans la vie et qu’il s’est engagé dans un cursus de huit années. Mais les petits enfants à la maison gênent parfois leur mère et sont envoyés dans quelque petite école de dame appelée jardin d’enfants. Peut-être le toit plat de la grande école serait-il un meilleur expédient.

Mais…

« Moi, cette liberté inexplorée me fatigue,
Je sens le poids des désirs du hasard, »

[Wordsworth]

est aussi vrai pour les jeunes que pour le poète, et pour le reste d’entre nous. Il nous faut l’aisance de l’habitude, la discipline de l’habitude, pour nous épargner le labeur de nombreuses décisions en une heure quant à « quel pied vient après lequel ! » Faire un culte de la liberté dans nos écoles reviendrait à élever une race de vagabonds. Quant à un long régime scolaire de formes géométriques et de tablettes de couleur, Dickens nous en a parlé dans son tableau tragique des jeunes Gradgrind à l’école, un passage que nous ferions bien d’apprendre par cœur.

Mais ce ne sont pas les belles manières des enfants ni la liberté sous contrainte qui caractérisent les écoles Montessori qui attirent les pédagogues du monde entier, si bien que nous entendons parler de 70 écoles de ce type rien qu’en Suisse. Nous nous efforçons tous de parvenir à ces fins, et nous devons être reconnaissants au Dr Montessori de nous avoir montré une voie. Mais soyons honnêtes : ces enfants savent lire et écrire dès l’âge de quatre ou cinq ans, alors que chez nous, huit ans est l’âge habituel (et souhaitable) auquel ces compétences sont maîtrisées. Nous nous cachons derrière l’idée fausse que la lecture et l’écriture sont de l’éducation, alors qu’elles sont réellement des arts mécaniques, pas plus éducatifs que la maîtrise de la sténographie ou du code Morse ; et nous pensons y voir le moyen de gagner deux ou trois ans sur la scolarité de l’enfant en lui faisant faire ce travail élémentaire à un âge précoce. Mais il n’y a là rien de nouveau. On nous dit que les jeunes garçons d’un ghetto russe apprennent très vite l’hébreu, parce qu’il n’y a rien d’autre à apprendre [Cf. la vie du professeur Vambéry ainsi que The Land of Promise, de Mary Antin]. C’est le secret que connaissent tous les dresseurs d’animaux, les acrobates, les prodiges de la musique ; assurez la concentration en supprimant toute autre activité et tout autre intérêt, et vous pouvez amener les jeunes enfants à faire presque n’importe quoi ; leur esprit travaillera par nécessité, et il est possible de diriger leur travail vers un seul canal. Un enfant de cinq ans peut lire le grec, composer des sonates, ou lire et écrire, si vous faites en sorte que ses efforts soient dirigés vers ce seul canal.

Si l’on fait abstraction des belles manières, de la propreté personnelle et des progrès rapides des enfants dans les arts fondamentaux de la lecture et de l’écriture, parce qu’ils sont généralement atteints par des moyens similaires – l’attention amicale des personnes cultivées, la persuasion morale et la concentration sur un seul but – quels sont les principes qu’il nous reste à imiter ? Je ne découvre pas de principe, mais seulement une pratique, celle d’apprendre les contours des lettres et autres formes par le toucher plutôt que par la vue. Il est difficile de voir pourquoi le moins précis et le moins actif des deux sens devrait être utilisé de préférence ; et les enfants aux yeux bandés qui tâtent les formes nous rappellent le célèbre verdict :

« Chaque fois que le Nez met ses lunettes,
À la lumière du jour ou de la bougie, les Yeux doivent être fermés. »

[Tiré d’un poème pour enfant : The Nose and The Eyes]

Le lecteur essaie de « toucher » les objets les plus accessibles qui offrent un contour, sa propre bouche ou son nez par exemple, et après beaucoup de patience, il ne produit aucune ressemblance, à moins que sa mémoire ne le trahisse. Mais il est possible qu’à force de « toucher » des objets donnés pendant de nombreuses minutes à la fois, jour après jour et mois après mois, il pourrait enfin être capable de dessiner une bouche ou d’écrire un « m ». Au début, l’acte de toucher est fatigant, mais il devient apaisant et un état plutôt sensuel s’installe ; on est un peu hypnotisé, et les photographies d’enfants italiens et américains en train de toucher semblent montrer qu’un état hypnotique a été induit.

Nous savons que la suggestion hypnotique est utilisée dans certaines écoles continentales pour faire avancer le travail d’éducation ; et ici, sans doute, se trouve la clé pour acquérir soudainement l’art de l’écriture, dont la lecture nous délecte. Mais c’est là que réside le danger ; l’enfant trop simpliste devient l’homme simpliste dont la volonté s’est affaiblie, dont le cerveau s’est épuisé, jusqu’à ce qu’il soit à peine capable de se diriger lui-même. Le fait même d’induire chez des enfants enthousiastes et actifs l’habitude de « toucher » continuellement semble indiquer qu’une influence indue a été exercée, que ce soit par le simple fait de toucher ou par l’intermédiaire d’une volonté extérieure.

On prétend que « soulager l’œil par le maintien et le développement du sens du toucher » est un atout précieux pour l’éducation ; mais il est bon de se demander d’abord si la pratique ferme de ce sens est sûre. L’aveugle apprend à lire par le toucher, et si cette « méthode » doit être appliquée dans les écoles pour les enfants plus âgés, nous aurons tous besoin de livres pour aveugles ; mais la volonté de l’aveugle n’est pas entravée, parce que sa forte détermination accompagne son effort de « toucher » et annule tout effet hypnotique de l’acte. Nous ne pouvons pas mettre les enfants ou nous-mêmes dans sa condition, et pourquoi le ferions-nous ? L’œil est renforcé par la lumière et l’usage naturel, et affaibli par l’obscurité et l’inertie.

La méthode Montessori est un effort parmi d’autres dans l’intérêt de la « pédagogie scientifique ». « Je ne crois pas qu’il y ait une telle chose. » Betsy Prig le dirait-elle ? [Dans “Martin Chuzzlewit”, roman de Charles Dickens publié en 1843, Betsy Prig est une infirmière de jour à l’important esprit de contradiction.] Aurait-elle raison si elle le disait ? Je pense que oui, même si chaque avancée que nous faisons va dans le sens d’une pédagogie scientifique. Ce que nous disons, en pratique, c’est : « Développez ses sens, et un enfant est éduqué ; formez ses mains et ses yeux, et il peut gagner sa vie ; que voulez-vous de plus ? ». Mais un enfant ainsi formé n’est pas au même niveau que le Peau-Rouge de notre enfance ; ses sens sont loin d’être aussi aiguisés, et le Peau-Rouge a grandi avec des chants et des danses, des contes et des légendes, et a développé très tôt une philosophie, et même une religion.

L’enfant Montessori n’a pas cette chance ; il aiguise un seul sens, pour sûr, aux dépens d’un autre sens plus élevé, mais il n’y a pas de toile de fond qui se dessine progressivement dans sa vie ; aucune fée ne joue autour de lui, aucun héros ne fait vibrer son âme ; Dieu et les bons anges ne font pas partie de ses pensées ; l’enfant et la personne qu’il deviendra sont un produit scientifique, le résultat de beaucoup de toucher et d’un peu de vue et d’ouïe ; car qu’est-ce que la science a à voir avec ces entités intangibles et difficilement imaginables appelées idées ? Non, qu’il s’empare de la vie, qu’il associe la forme à la forme, la couleur à la couleur ; mais le chant et l’image, l’hymne et l’histoire sont pour le rebut de l’éducation.

Nous sommes tous très reconnaissants envers la dame italienne bienveillante qui a montré qu’un peu de courtoisie et de considération révèlent la dignité et la grâce dont sont dotés tous les enfants, que les droits des enfants incluent le droit à la liberté d’auto-éducation, et que chaque être humain est précieux et digne d’être honoré, surtout lorsqu’il est enfant. Mais j’ai tendance à penser que toute notre dette s’arrête là, et que l’équipement élaboré et coûteux, l’utilisation du toucher plutôt que de la vue et le développement sensoriel exclusif sont des erreurs malveillantes.

La discorde est profonde. L’homme est-il un être matériel dont le cerveau sécrète la pensée comme son foie sécrète la bile, ou bien le corps est-il l’organe matériel et spirituellement informé d’un être non matériel, dont il a été dit :

« L’obscurité peut bander ses yeux, mais pas son imagination. Dans son lit, il peut s’allonger, comme Pompée et ses fils, dans tous les coins de la Terre, il peut spéculer sur l’univers et jouir du monde entier dans l’ermitage de lui-même » ?

[Thomas Browne]

La personne qui éduque un enfant doit agir en fonction de l’une ou l’autre de ces prémisses ; il n’y a pas de voie intermédiaire, et il n’y a pas de détail si insignifiant qu’il ne soit ordonné selon l’un ou l’autre de ces principes fondamentaux. L’un est la méthode de la pédagogie scientifique, l’autre celle de la pédagogie humaine. Le développement des organes sensoriels et de l’activité musculaire se retrouve dans les deux, mais la logique est différente dans chaque cas. Pour prendre un seul exemple, le pédagogue scientifique (horrible appellation !) laisse un enfant classer des multitudes de tablettes par couleurs et nuances de couleurs, avec la vague conviction que son cerveau sera peut-être occupé à sécréter des pensées exquises sur des objets colorés divers et beaux. L’enseignant humain, qui a sa propre psychologie, sait que l’enfant aux tablettes est en train de paver mentalement la salle de classe, la rue, la ville, le monde entier, avec de petits carrés de couleur. C’est pourquoi, s’il décide d’enseigner ce que les enfants apprennent incidemment, il donne à l’enfant des feuilles et des fleurs, des perles, des morceaux de soie et de velours, des choses susceptibles d’être associées et d’engendrer des idées ; et l’enfant ne pave pas les rues, mais il se fait « un fastueux palais des plaisirs » où se trouvent « des jardins lumineux où étincelaient de sinueux ruisseaux et des verdures ensoleillées » [Kubla Khan de Samuel Taylor Coleridge]. L’humaniste sait que la leçon immédiate est un fragment de matière que l’enfant utilise pour l’aider à s’interroger sur l’univers, et que par conséquent une leçon n’est profitable que si elle se prête à la réflexion et à l’imagination. Un artiste chargé de la sculpture d’un grand bâtiment se plaignait à moi qu’il ne trouvait pas d’hommes ayant la moindre initiative pour travailler sous ses ordres. « Comment dois-je faire ? » « Fais-le comme tu veux. » Mais il ne lui vient à l’esprit aucune façon qui lui plaise. Il a été élevé dans un régime mental dépourvu d’idées.

Un grand danger menace le pays et le monde. Nous perdons foi dans les idées, et nous substituons les pratiques aux principes. Comme je l’ai dit dans d’anciennes lettres au Times, la position de l’éducation populaire d’aujourd’hui est le mépris pour la connaissance et pour les livres dans lesquels est logée la connaissance de l’humanité. On prône hardiment « l’éducation par les choses », sans tenir compte du principe que les choses ne mènent qu’à des choses de plus en plus diverses et sont sans effet sur les pensées et par conséquent sur le caractère et la conduite d’un homme, sauf en ce qui concerne la production ou l’examen de choses semblables. Un garçon peut produire des modèles précis et professionnels en carton ou en menuiserie ; s’il est à la base un garçon soigneux et consciencieux, ces qualités l’aideront dans son travail ; mais s’il a appris, contre sa nature, à produire un bon travail, les caractères acquis n’auront d’influence que sur le travail particulier en question. Les travaux manuels ajoutent à la joie de vivre, peut-être aux moyens de vivre, mais ils ne sont pas éducatifs dans le sens où ils influenceraient le caractère. C’est pourquoi un enfant ne devrait pas faire de travaux manuels (comme le classement des cubes et des cylindres selon leur taille, ou des tablettes selon leur couleur, par exemple) qui ne soient ni beaux ni utiles. Parce que l’enfant est une personne, parce que son éducation doit le rendre plus humain, parce qu’il se nourrit d’idées que l’on trouve dans les livres, les images et autres, parce que plus il est humain, meilleur sera son travail, quel qu’il soit, parce qu’il y a une pénurie générale de personnes au caractère bon et au jugement éclairé, pour ces raisons et d’autres encore, je considérerais comme une calamité la propagation des écoles dirigées selon une méthode qui rejette la connaissance au profit d’équipements et d’activités, peu importe à quel point les enfants se conduisent à merveille pour le moment. La connaissance est le seul levier par lequel le caractère est élevé, le seul régime alimentaire sur lequel l’esprit est soutenu.

Je suis, Monsieur, votre dévouée,

Charlotte M. Mason.

Version française de l’article publié par Charlotte Mason Poetry avec leur autorisation. (Traduction ©2022 Sarah Eisele. Relecture et Révisions : Maeva Dauplay et Sylvie Dugauquier)

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