Note de Charlotte Mason France : Nous avons eu dernièrement de belles surprises en découvrant la présence d’auteurs français dans la Parents’ Review. Ils ne sont pas extrêmement nombreux mais ils témoignent du rayonnement de certaines des idées éducatives françaises et de la littérature appréciée à cette époque. Cela nous aide à bâtir le pont que nous cherchons à créer entre Mason et la France.
Dans le volume 3, celui qui précède la traduction de cet extrait de « Histoire de ma vie » de George Sand, je suis tombée sur quelques vers de Victor Hugo tirés de son recueil « L’art d’être grand-père » :
« Veux-tu quelque autre chose ? ô Jeanne, on te le doit !
Parle. — Alors Jeanne au ciel leva son petit doigt.
— Ça, dit-elle. — C’était l’heure où le soir commence.
Je vis à l’horizon surgir la lune immense. »
« Tout pardonner, c’est trop ; tout donner, c’est beaucoup !
Eh bien, je donne tout et je pardonne tout,
Au petits ; »
« La prière est la porte et l’amour est la clef.
Louange à Dieu, toujours un enfant m’apaisa. »
« Que voulez-vous ? L’enfant me tient en sa puissance ;
Je finis par ne plus aimer que l’innocence ;
Tous les hommes sont cuivre et plomb, l’enfance est or. »
« Le berceau des enfants est le palais des songes ;
Dieu se met à leur faire un tas de doux mensonges ;
De là leur frais sourire et leur profonde paix.
Plus d’un dira plus tard : Bon Dieu, tu me trompais.
Mais le bon Dieu répond dans la profondeur sombre :
– Non. Ton rêve est le ciel. Je t’en ai donné l’ombre.
Mais ce ciel, tu l’auras. Attends l’autre berceau ;
La tombe. –
Ainsi je songe. Ô printemps ! Chante, oiseau ! »
La poésie de Victor Hugo et l’extrait choisi de George Sand participent à donner le ton de la vision éducative de Charlotte Mason et cela a renforcé en moi la belle image que j’ai de cette pédagogie qui, « admire, ébloui, [par] la grandeur des petits ». Finalement, Victor Hugo, c’est un peu notre Wordsworth à nous !
Cet extrait de « Histoire de ma vie » de George Sand a été publié dans le Volume 4 de la Parents’ Review (1893/94, pgs. 656-661) et traduit en anglais par Emily Austin Bull. Il correspond à la deuxième partie du livre, chapitre premier, dans lequel George Sand revient sur ses premiers souvenirs d’enfance.
Bonne lecture,
Maeva
Il faut croire que la vie est une bien bonne chose en elle-même, puisque les commencements en sont si doux et l’enfance un âge si heureux. Il n’est pas un de nous qui ne se rappelle cet âge d’or comme un rêve évanoui, auquel rien ne saurait être comparé dans la suite. Je dis un rêve, en pensant à ces premières années où nos souvenirs flottent incertains et ne ressaisissent que quelques impressions isolées dans un vague ensemble. On ne saurait dire pourquoi un charme puissant s’attache, pour chacun de nous, à ces éclairs du souvenir, insignifiants pour les autres.
La mémoire est une faculté qui varie selon les individus et qui, n’étant complète chez aucun, offre mille inconséquences. Chez moi, comme chez beaucoup d’autres personnes, elle est extraordinairement développée sur certains points, extraordinairement infirme sur certains autres. Je ne me rappelle qu’avec effort les petits événements de la veille, et la plupart des détails m’échappent même pour toujours. Mais quand je regarde un peu loin derrière moi, mes souvenirs remontent à un âge où la plupart des autres individus ne peuvent rien retrouver dans leur passé. Cela tient-il essentiellement à la nature de cette faculté en moi ou à une certaine précocité dans le sentiment de la vie ?
Peut-être sommes-nous doués tous à peu près également sous ce rapport, et peut-être n’avons-nous la notion nette ou confuse des choses passées qu’en raison du plus ou moins d’émotion qu’elles nous ont causé ? Certaines préoccupations intérieures nous rendent presque indifférents à des faits qui ébranlent le monde autour de nous. Il arrive aussi que nous nous rappelons mal ce que nous avons peu compris. L’oubli n’est peut-être que de l’inintelligence ou de l’inattention.
Quoi qu’il en soit, voici le premier souvenir de ma vie, et il date de loin. J’avais deux ans, une bonne me laissa tomber de ses bras sur l’angle d’une cheminée. J’eus peur et je fus blessée au front. Cette commotion, cet ébranlement du système nerveux ouvrirent mon esprit au sentiment de la vie, et je vis nettement, je vois encore le marbre rougeâtre de la cheminée, mon sang lui coulait, la figure égarée de ma bonne. Je me rappelle distinctement aussi la visite du médecin, les sangsues qu’on me mit derrière l’oreille, l’inquiétude de ma mère, et la bonne congédiée pour cause d’ivrognerie. Nous quittâmes la maison, et je ne sais où elle était située. Je n’y suis jamais retournée depuis ; mais si elle existe encore, il me semble que je m’y reconnaîtrais.
Il n’est donc pas étonnant que je me rappelle parfaitement l’appartement que nous occupions rue Grange-Batelière, un an plus tard. De là datent mes souvenirs précis et presque sans interruption.
Mais depuis l’accident de la cheminée jusqu’à l’âge de trois ans, je ne me retrace qu’une suite indéterminée d’heures passées dans mon petit lit sans dormir, et remplie de la contemplation de quelque pli de rideau ou de quelque fleur au papier des chambres.
Je me souviens aussi que le vol des mouches et leur bourdonnement m’occupaient beaucoup et que je voyais souvent les objets doubles, circonstance qu’il m’est impossible d’expliquer et que plusieurs personnes m’ont dit avoir éprouvée aussi dans la première enfance.
C’est surtout la flamme des bougies qui prenait cet aspect devant mes yeux, et je me rendais compte de l’illusion sans pouvoir m’y soustraire. Il me semble même que cette illusion était un des pâles amusements de ma captivité dans le berceau et cette vie du berceau m’apparaît extraordinairement longue, et plongée dans un mol ennui.
Ma mère s’occupa de fort bonne heure de me développer, et mon cerveau ne fit aucune résistance, mais il ne devança rien, et il eût pu être fort tardif, si on l’eût laissé tranquille. Je marchais à dix mois. Je parlai assez tard ; mais une fois que j’eus commencé à dire quelques mots, j’appris tous les mots très vite, et, à quatre ans, je savais très bien lire, ainsi que ma cousine Clotilde, qui fut enseignée comme moi par nos deux mères alternativement. On nous apprenait aussi des prières, et je me souviens que je les récitais, sans broncher, d’un bout à l’autre, et sans y rien comprendre, excepté ces premiers mots de la dernière prière qu’on nous faisait dire quand nous avions la tête sur le même oreiller, ce qui nous arrivait souvent : « Mon Dieu, je vous donne mon cœur. » Je ne sais pas pourquoi je comprenais cela plus que le reste, car il y a beaucoup de métaphysique dans ce peu de paroles ; mais enfin je le comprenais, et c’était le seul endroit de ma prière où j’eusse une idée de Dieu et de moi-même. Quant au Pater, au Credo et à l’Ave Maria que je savais très bien en français, excepté donnez-nous notre pain de chaque jour, j’aurais aussi bien pu les réciter en latin, comme un perroquet, ils n’eussent pas été plus inintelligibles pour moi.
On nous exerçait aussi à apprendre par cœur les fables de La Fontaine, et je les sus presque toutes lorsque c’était encore lettres closes pour moi. J’étais si lasse de les réciter, que je fis, je crois, tout mon possible pour ne les comprendre que fort tard, et ce ne fut que vers l’âge de 15 ou 16 ans que je m’aperçus de leur beauté.
On avait l’habitude, autrefois, de remplir la mémoire des enfants d’une foule de richesses au-dessus de leur portée. Ce n’est pas le petit travail qu’on leur impose que je blâme, Rousseau, en le retranchant tout à fait dans l’Émile, risque de laisser le cerveau de son élève s’épaissir au point de n’être plus capable d’apprendre ce qu’il lui réserve pour un âge plus avancé. Il est bon d’habituer l’enfance, d’aussi bonne heure que possible, à un exercice modéré, mais quotidien, des diverses facultés de l’esprit. Mais on se hâte trop de leur servir des choses exquises.
Il n’existe point de littérature à l’usage des petits enfants. Tous les jolis vers qu’on a faits en leur honneur sont maniérés et farcis de mots qui ne sont point de leur vocabulaire. Il n’y a guère que les chansons des berceuses qui parlent réellement à leur imagination. Les premiers vers que j’aie entendus sont ceux-ci, que tout le monde connaît sans doute, et que ma mère me chantait de la voix la plus fraîche et la plus douce qui se puisse entendre :
Allons dans la grange
Voir la poule blanche
Qui pond un bel œuf d’argent
Pour ce cher petit enfant.
La rime n’est pas riche, mais je n’y tenais guère, et j’étais vivement impressionnée par cette poule blanche et par cet œuf d’argent que l’on me promettait tous les soirs et que je ne songeais jamais à demander le lendemain matin. La promesse revenait toujours et l’espérance naïve revenait avec elle. Ami Leclair, t’en souviens-tu ? car, à toi aussi, pendant des années, on a promis cet œuf merveilleux qui n’éveillait point ta cupidité, mais qui te semblait, de la part de la bonne poule, le présent le plus poétique et le plus gracieux. Et qu’aurais-tu fait de l’œuf d’argent, si on te l’eût donné ? Tes mains débiles n’eussent pu le porter, et ton humeur inquiète et changeante se fût bientôt lassée de ce jouet insipide. Qu’est-ce qu’un œuf : qu’est-ce qu’un jouet qui ne se casse point ? Mais l’imagination fait de rien quelque chose, c’est sa nature, et l’histoire de cet œuf d’argent est peut-être celle de tous les biens matériels qui éveillent notre convoitise. Le désir est beaucoup, la possession peu de chose.
Ma mère me chantait aussi une chanson de ce genre la veille de Noël, et comme cela ne venait qu’une fois l’an, je ne me la rappelle pas.
Ce que je me rappelle parfaitement, c’est la croyance absolue que j’avais à la descente par le tuyau de la cheminée du petit père Noël, bon vieillard à barbe blanche qui, à l’heure de minuit, devait venir déposer dans mon petit soulier un cadeau que j’y trouverais à mon réveil. Minuit ! cette heure fantastique que les enfants ne connaissent point, et qu’on leur montre comme le terme impossible de leur veillée !
Quels efforts incroyables je faisais pour ne pas m’endormir avant l’apparition du petit vieux ! J’avais à la fois grande envie et grand’peur de le voir ; mais jamais je ne pouvais me tenir éveillée jusque-là, et le lendemain mon premier regard était pour mon soulier au bord de l’âtre. Quelle émotion me causait l’enveloppe de papier blanc ! car le père Noël était d’une propreté extrême, et ne manquait jamais d’empaqueter soigneusement son offrande. Je courais, pieds nus, m’emparer de mon trésor. Ce n’était jamais un don bien magnifique, car nous n’étions pas riches. C’était un petit gâteau, une orange, ou tout simplement une belle pomme rouge. Mais cela me semblait si précieux, que j’osais à peine le manger. L’imagination jouait encore là son rôle, et c’est toute la vie de l’enfant.
Je n’approuve pas du tout Rousseau de vouloir supprimer le merveilleux, sous prétexte de mensonge. La raison et l’incrédulité viennent bien assez vite, et d’elles-mêmes ; je me rappelle fort bien la première année où le doute m’est venu, sur l’existence réelle du père Noël. J’avais cinq ou six ans, et il me sembla que ce devait être ma mère qui mettait le gâteau dans mon soulier. Aussi me parut-il moins beau et moins bon que les autres fois, et j’éprouvais une sorte de regret de ne pouvoir plus croire au petit homme à barbe blanche.
J’ai vu mon fils y croire plus longtemps ; les garçons sont plus simples que les petites filles. Comme moi, il faisait de grands efforts pour veiller jusqu’à minuit. Comme moi, il n’y réussissait point, et comme moi, il trouvait au jour le gâteau merveilleux pétri dans les cuisines du paradis. Mais pour lui aussi la première année où il douta fut la dernière de la visite du bonhomme. Il faut servir aux enfants les mets qui conviennent à leur âge et ne rien devancer. Tant qu’ils ont besoin de merveilleux, il faut leur en donner. Quand ils commencent à s’en dégoûter, il faut bien se garder de prolonger l’erreur et d’entraver le progrès naturel de leur raison.
Retrancher le merveilleux de la vie de l’enfant, c’est procéder contre les lois même de la nature. L’enfance n’est-elle pas chez l’homme un état mystérieux et plein de prodiges inexpliqués ? D’où vient l’enfant ?
Avant de se former dans le sein de sa mère, n’avait-il pas une existence quelconque dans le sein impénétrable de la divinité ? La parcelle de vie qui l’anime ne vient-elle pas du monde inconnu où elle doit retourner ? Ce développement si rapide de l’âme humaine dans nos premières années, ce passage étrange d’un état qui ressemble au chaos, à un état de compréhension et de sociabilité, ces premières notions du langage, ce travail incompréhensible de l’esprit qui apprend à donner un nom, non pas seulement aux objets extérieurs, mais à l’action, à la pensée, au sentiment ; tout cela tient au miracle de la vie, et je ne sache pas que personne l’ait expliqué. J’ai toujours été émerveillée du premier verbe que j’ai entendu prononcer aux petits enfants. Je comprends que le substantif leur soit enseigné, mais les verbes, et surtout ceux qui expriment les affections ! La première fois qu’un enfant sait dire à sa mère qu’il l’aime, par exemple, n’est-ce pas comme une révélation supérieure qu’il reçoit et qu’il exprime ? Le monde extérieur où flotte cet esprit en travail, ne peut lui avoir donné encore aucune notion distincte des fonctions de l’âme.
Jusque-là, il n’a vécu que par les besoins, et l’éclosion de son intelligence ne s’est faite que par les sens. Il voit, il veut toucher, goûter, et tous ces objets extérieurs dont, pour la plupart, il ignore l’usage, et ne peut comprendre ni la cause ni l’effet, doivent passer d’abord devant lui comme une vision énigmatique. Là commence le travail intérieur. L’imagination se remplit de ces objets ; l’enfant rêve dans le sommeil, et il rêve aussi sans doute quand il ne dort point. Du moins il ne sait pas, pendant longtemps, la différence de l’état de veille à l’état de sommeil. Qui peut dire pourquoi un objet nouveau l’égaie ou l’effraie ? Qui lui inspire la notion vague du beau et du laid ? Une fleur, un petit oiseau ne lui font jamais peur ; un masque difforme, un animal bruyant l’épouvante.
Il faut donc qu’en frappant ses sens, cet objet de sympathie ou de répulsion révèle à son entendement quelque idée de confiance ou de terreur qu’on n’a pu lui enseigner ; car cet attrait ou cette répugnance se manifeste déjà chez l’enfant qui n’entend pas encore le langage humain. Il y a donc chez lui quelque chose d’antérieur à toutes les notions que l’éducation peut lui donner, et c’est là le mystère qui tient à l’essence de la vie dans l’homme.
L’enfant vit tout naturellement dans un milieu, pour ainsi dire, surnaturel, où tout est prodige en lui et où tout ce qui est en dehors de lui doit, à la première vue, lui sembler prodigieux. On ne lui rend pas service en hâtant sans ménagement et sans discernement l’appréciation de toutes les choses qui le frappent. Il est bon qu’il la cherche lui-même et qu’il s’établisse à sa manière durant la période de sa vie, où, à la place de son innocente erreur, nos explications, hors de portée pour lui, le jetteraient dans des erreurs plus grandes encore et peut-être à jamais funestes à la droiture de son jugement, et, par suite, à la moralité de son âme.