Note d’Ambleside Online : Emeline Petrie Steinthal, 1855-1921, était sculptrice, peintre et cofondatrice de la P.N.E.U. avec Charlotte Mason. Elle était mariée à Francis Steinthal. Ils ont eu quatre enfants.
Par Emeline Petrie Steinthal
The Parents’ Review, Volume 1, 1890/91, p. 33
Dernièrement, de nombreuses mères m’ont demandé : “Comment devons-nous enseigner le dessin à nos enfants ?” Une dame fit la remarque suivante : “Je ne comprends pas pourquoi, mes enfants aimaient beaucoup dessiner et maintenant ce n’est plus le cas.” Lorsque je m’enquis des méthodes d’enseignement, elle me répondit : “Oh, évidemment, ils ont suivi, et suivent encore, le cours de dessin à main levée.” Je demandai : “Est-ce qu’il leur arrive de dessiner à partir d’objets ou de la nature ?” “Oh, mon Dieu, non ; la maîtresse ne permet pas les vagabondages, comme elle les appelle.” L’objet de cet article est d’offrir aux parents quelques suggestions, fondées sur l’expérience, qui peuvent éclairer ce sujet.
Pour commencer, l’environnement d’un enfant doit être beau : la chambre d’enfant doit être l’une des pièces les plus harmonieuses de la maison, car un enfant doit être habitué à ne voir et à n’apprécier que les bonnes couleurs dès le début. De plus, il n’a jamais été aussi facile de mettre ce principe en application qu’aujourd’hui ; nous pouvons obtenir de magnifiques et peu coûteux papiers peints illustrés par Walter Crane, et d’autres.
Au cours de l’été dernier, j’ai rencontré une famille intéressante – une mère et ses trois fils. Deux des garçons, âgés respectivement de onze et treize ans, ont un grand désir de devenir des artistes. Ils ont travaillé à partir de la nature tous les jours pendant les vacances, et ont envoyé leurs croquis chaque semaine à leur maître, un élève de M. Ruskin. Leur mère m’a dit qu’elle attribuait le goût de l’art que manifestent les garçons presque entièrement à la jolie nursery qu’ils avaient dans leur enfance. Ils avaient aux murs un papier illustré par Walter Crane. Tout autour de la pièce se trouvaient deux étagères distantes d’environ un pied et demi l’une de l’autre. Ici et là pendait un petit rideau, derrière lequel se trouvaient toutes les choses ordinaires appartenant aux enfants – bottes, brosses, peignes, etc. Dans les espaces ouverts étaient placés les jouets, et chaque garçon avait la charge de son propre compartiment. Ils avaient une très jolie vaisselle, qui était conservée, lorsqu’elle n’était pas utilisée, dans un vieux placard avec des portes vitrées, placée assez haut sur le mur. Les tableaux étaient peu nombreux, mais excellents en forme et en couleur. Je n’ai certainement pas rencontré beaucoup de garçons qui avaient un sens aussi aiguisé et une telle appréciation de la beauté sous toutes ses formes.
La plupart des modèles de papiers peints de Noël sont excellents pour les murs des chambres d’enfants. Certains des premiers livres de Walter Crane disposés le long du mur ont un très bel effet. En tant que membres de l’Arundel Society [organisation créée en 1849 destinée à promouvoir les œuvres d’art], nous recevons chaque année deux copies d’œuvres de maîtres anciens. Nous estimons que ces œuvres ont la plus grande valeur éducative pour les enfants. Le dernier exemplaire reçu, Le Mariage de la Vierge, de Lorenzo da Viterbo, a donné beaucoup de plaisir aux petits. Un petit bout de chou de trois ans, qui nous a souvent entendus parler de la couleur, a dit l’autre jour à ce sujet : “Je crois que ce violet va très bien avec ce jaune.” Les enfants, de cette manière, inconsciemment, se font aussi une très bonne idée des différentes écoles.
Mais tous les parents ne se soucient pas des vieux maîtres, et pour eux, la beauté et la forme ne manquent pas dans de nombreux livres d’images colorées pour enfants produits actuellement. Nous devons beaucoup à Millais, Briton Rivière, Caldecott, Kate Greenaway et aux autres personnes qui ont travaillé dans ce domaine. Peu de choses font plus pour encourager l’art dans les chambres d’enfants que les illustrations dans les livres, à condition qu’elles soient peu nombreuses et bien choisies. Il est difficile d’en distinguer certaines alors qu’il y en a tant qui sont bonnes, mais je voudrais suggérer les dessins de Gordon Browne, les premiers livres de Walter Crane et son Masque of Flora, Harriet Bennett, Alice Havers. Cassells a produit un excellent album du dimanche.
Je regrette que les couleurs utilisées dans nos leçons en maternelle ne soient pas mieux choisies. L’autre jour, nous avons reçu un jeu de feuilles de papier à tresser qui ne pouvait pas être utilisé. Aucune couleur ne se complétait, et l’effet de chaque combinaison était hideux. En général, quand il y a une demande, il y a une offre ; donc, si les mères demandaient constamment de meilleures couleurs, elles les obtiendraient probablement.
Puis-je suggérer que quelques moulages dans la chambre d’enfant donnent beaucoup de plaisir aux enfants, et les aident considérablement dans leur éducation artistique ? Le Masque de Dante, la Madone de Michel-Ange, la Vénus de Milo et la Vierge à l’enfant de Donatello sont très peu coûteux et très beaux.
Considérons maintenant les enfants eux-mêmes. Il n’y a guère d’enfant dont la première impulsion ne soit pas de griffonner sur le mur ou sur un bout de papier. C’est presque la première chose qu’il souhaite faire, et il n’y a guère de parents qui ne l’aient pas grondé pour cela. On peut développer les facultés d’un enfant par le dessin mieux que par les livres, et aucune autre étude n’accélère autant ses perceptions. Les enfants devraient apprendre à dessiner comme ils apprennent à écrire. Le plus important est de les encourager, mais pas de les flatter. Sans aide ni encouragement, l’enfant perd peu à peu le désir de dessiner et s’intéresse davantage à d’autres choses, jusqu’à ce que le désir de dessiner surgisse de nouveau ; il faut alors redoubler d’efforts pour récupérer ce qui aurait pu être gagné insensiblement. La plupart des enfants voient juste jusqu’à ce qu’ils soient gâtés par un mauvais enseignement. J’ai enseigné le modelage à des ouvriers d’usine et à des élèves d’écoles publiques ; et à chaque fois, les garçons qui n’avaient jamais dépensé six pence pour leur éducation artistique ont surpassé les garçons qui avaient appris pendant des années. Les garçons d’usine regardaient l’objet qu’ils copiaient, et prenaient si soigneusement en compte la relation d’une ligne à l’autre qu’ils n’avaient que très rarement à défaire leur travail. Cette théorie a été confirmée l’autre jour par le directeur d’une grande école d’art dans une de nos villes industrielles. Il a dit que son expérience était similaire, et que dans ses cours du soir, les garçons de l’usine étaient beaucoup plus brillants et corrects que les élèves-enseignants.
Il y a deux points importants dont il faut se souvenir si l’on veut que notre système d’enseignement artistique pour les jeunes enfants soit un succès. Le premier est de toujours garder les enfants intéressés. Ensuite, il faut comprendre que le dessin ne s’apprend pas seulement avec un crayon et une feuille de papier. Pour illustrer le premier point, prenons le cas d’enfants enseignés uniquement avec des copies à main levée, qui, curieusement, ne deviennent pas les Raphaël et les Millais que leurs mères attendaient ; et, ce qui est encore plus triste, ils ne souhaitent même pas devenir des artistes. Ne laissez pas les pauvres petits doigts se raidir en essayant de tourner les courbes qui n’ont aucun sens pour leurs yeux fatigués et leurs cerveaux encore plus fatigués, fatigués par le vain effort de faire correspondre exactement ce côté-ci à ce côté-là. Combien de parents pourraient s’asseoir et dessiner une tasse placée devant eux ? Une orange ou une pomme, encore, est un mode de torture très apprécié de certains enseignants. Et pourtant, nous attendons des petits bouts de chou de six et sept ans qu’ils fassent cela, et nous nous demandons ensuite pourquoi ils n’aiment pas plus le dessin ! Donnez à l’enfant une grande feuille de papier et un bon crayon épais ou un morceau de fusain, et demandez-lui de vous dessiner sa charrette et son cheval, ou son écurie, avec la charrette dedans, ou son bateau, avec la voile levée, ou tout autre jouet qu’il peut avoir près de lui. Laissez les filles faire de même avec leurs poupées, etc. Leur joie, lorsqu’elles s’apercevront qu’elles peuvent vraiment créer quelque chose qui ressemble à leur animal de compagnie, montrera ce que j’entends par intérêt. Tous les enfants aiment les couleurs, et rien ne leur plaît autant qu’une boîte de peinture. Laissez-les peindre leurs propres dessins, et s’ils réussissent vraiment à obtenir le jaune de la charrette ou le pie de l’étang, leur joie est sans limite. Ces enfants grandiront alors avec un sens des formes et des couleurs qui embellira leur vie, car la nature a beaucoup de secrets à révéler à l’œil averti. Ne laissez pas les enfants peindre dans les livres. Cela pourrait créer un manque de respect envers les livres, or il faut leur apprendre à manipuler les livres avec un grand soin.
Passons maintenant à notre deuxième point, à savoir que le dessin ne doit pas être appris uniquement à l’aide d’un crayon et de papier. La principale valeur du dessin est qu’il entraîne l’œil à voir les choses telles qu’elles sont, et cet entraînement peut se faire de plusieurs manières. Par exemple, lorsqu’un enfant est assez grand, c’est un bonheur intense pour lui de s’asseoir à côté de sa mère et de découper avec une paire de ciseaux des oiseaux, des chevaux, des garçons, des filles, etc., et très souvent, la mère est surprise de l’agilité et de l’intelligence de l’enfant. Cet enfant a reçu une excellente leçon d’imagination et de forme sans le savoir. Encore une fois, tous les enfants aiment jouer avec la pâte à modeler, et faire des nids, des chaussures, des oiseaux, etc. Un peu de pâte à modeler, que l’on peut se procurer pour une somme dérisoire, amusera les enfants pendant de longues après-midi d’hiver et les jours de pluie, et ce, tout en les instruisant. Ils apprennent à “dessiner dans l’argile”, et je crois que dans plusieurs générations, nos descendants se demanderont pourquoi nous n’avons pas enseigné le modelage à tous les enfants, et comment il eût pu exister une forme d’éducation artistique sans cela.
Un autre art qui prend de l’importance, et qui peut être facilement exécuté par les petits doigts, est le travail de la ferronnerie d’art. Il enseigne la réalisation de courbes et de belles lignes tout aussi sûrement, et de façon beaucoup plus agréable, que toutes les leçons à main levée. J’ai devant moi plusieurs spécimens remarquables de ce travail, réalisés par des garçons de village âgés de neuf à quatorze ans.
Ne nous imaginons pas que tous nos enfants deviendront des artistes à l’avenir. Ne nous attendons pas à produire un Leighton ou un Herkomer ; mais ce dont nous pouvons être certains, c’est que les enfants qui sont bien formés dès leur plus jeune âge verront, en grandissant, plus de beauté dans le beau monde, même s’ils ne choisissent pas l’art comme profession, que les enfants moins chanceux dont la formation artistique précoce est laissée à elle-même. Une atmosphère de raffinement et de culture artistique doit exercer un effet bénéfique sur le caractère de nos enfants d’aujourd’hui, et des hommes et des femmes de demain.
Emeline Petrie Steinthal.
Version française de l’article publié par Ambleside Online. (Traduction ©2022 Maeva Dauplay. Relecture et Révisions Sarah Eisele)