Note de Charlotte Mason Poetry par Art Middlekauff : Dans les cercles Charlotte Mason d’aujourd’hui, nous entendons parfois que Mlle Mason se serait ravisée ou aurait même rétracté certaines de ses croyances à propos du rôle de l’habitude dans l’éducation. J’aime à dire que si c’était le cas, quelqu’un a dû oublier de le transmettre au reste du PNEU. En 1967 encore, un article du Journal du PNEU parlait de l’importance des habitudes. Mais aujourd’hui, je voudrais porter notre attention sur un article publié dans le numéro de juillet 1929 de la Parents’ Review.

Helen Webb, diplômée en médecine, a rencontré Charlotte Mason pour la première fois en 1892. Lors de cette rencontre, Webb entendit « l’évangile de l’éducation [de Mason] et, à partir de ce jour, réalisa qu’elle avait eu une nouvelle vision ». Webb rejoignit le comité exécutif du PNEU et devint amie avec Charlotte Mason. Mason surnommait Webb « B.P. », qui signifie « Beloved Physician » [Docteur Bien-aimée].

Webb était particulièrement intéressée par les aspects neurobiologiques de la méthode Charlotte Mason. En 1917, elle écrivit un article pour The Parents’ Review qui traite des aspects biologiques, philosophiques et pratiques de la formation des habitudes. En 1929, Webb et Mason sont toutes deux décédées. Mais le rédacteur en chef de The Parents’ Review choisit de réimprimer l’article de 1917 de Webb sur « La place de l’habitude ». Apparemment, elle n’avait pas reçu le mémo selon lequel Mason avait (soi-disant) abjuré ces opinions.

Eh bien, nous n’avons pas eu le mémo non plus. Nous sommes donc fiers de partager l’article de Webb, basé sur le texte de 1929. Il expose de manière experte l’importance critique – et les dangers critiques – de la formation des habitudes. Nous nous en tenons à la tradition PNEU, des années 1920 aux années 1960, selon laquelle la neurobiologie de l’habitude jouera toujours un rôle important dans la méthode Charlotte Mason. Nous espérons que vous apprécierez les idées et les perspectives de cet article d’époque.

Par Helen Webb
The Parents’ Review, 1929, pp. 432-436

« Vous avez deux objectifs à poursuivre, l’un sans sacrifier l’autre : premièrement, que l’enfant grandisse avec des habitudes fermes et promptes à agir ; et deuxièmement, qu’il conserve le respect de la raison et un esprit ouvert. »

– Lord Morley.

Si l’on se contentait de lire ces sages paroles, écrites il y a bien longtemps par Lord Morley, l’attention serait tournée vers les principaux problèmes liés à la question de l’habitude – habitude qui contrôle toute la vie et qui, dès le début, que nous le voulions ou non, commence à prendre possession de l’enfant – cette chaîne subtile dont le Dr Johnson dit à juste titre qu’elle est trop fragile pour être ressentie jusqu’à ce qu’elle devienne trop forte pour être brisée.

Chaque enfant qui naît dans le monde est une personne, un être humain plein de possibilités, que la vie rendra manifestes à mesure que le temps passe et que les occasions se présentent. Dans notre rôle envers chacun, certains de nos premiers devoirs sont ceux qui ont trait à la formation des habitudes. Dès le commencement, le corps du nourrisson doit être nourri et entraîné de telle sorte que, lorsqu’il interagira avec les principaux faits et intérêts du monde qui l’entoure et qu’il sera prêt à agir de façon indépendante, il se trouvera en possession d’un corps sain, habitué à réagir raisonnablement à l’environnement ordinaire auquel il est confronté quotidiennement.

Lorsque les arrière-grands-parents d’aujourd’hui étaient enfants, l’enfant « modèle » du début et du milieu de l’ère victorienne était l’enfant méthodique et discipliné, chez qui l’originalité risquait d’être étouffée au nom de l’ordre et de la bienséance. Être obéissant sans poser de questions et ne pas déranger les adultes comptaient parmi les vertus les plus grandes. Les Lucy Deane étaient admirées, tandis que les Maggie Tulliver [personnages du roman Le Moulin sur le Floss de George Eliot] ne rencontraient guère de charité.

Naturellement, de tels idéaux engendrèrent, dans la génération suivante, le vilain garnement, l’enfant « gâté ». Les parents, ayant eux-mêmes souffert d’une trop grande répression, hésitaient à soumettre leurs enfants au même traitement, et c’est ainsi que les enfants difficiles, désobéissants, fardeau pour eux-mêmes, et terreur de leurs amis et de leurs relations, proliférèrent à un rythme alarmant.

« Moi, cette liberté inexplorée me fatigue ;
Je sens le poids des désirs du hasard »

[extrait du poème Ode to Duty de William Wordsworth]

était, pour ces enfants, une expérience courante et épuisante. Maintenant qu’ils sont devenus les parents d’aujourd’hui, ils ont une vision nouvelle et meilleure, et ils reconnaissent le bien fondé des paroles de Lord Morley. Ils prennent conscience que leurs enfants doivent grandir avec des habitudes fermes et agir promptement, mais que dans leur développement le plus élevé, ils doivent conserver le respect de la raison et un esprit ouvert.

Or, une habitude peut être définie comme une action qui a été accomplie si souvent de la même manière que, compte tenu de certaines conditions ou circonstances, il devient plus facile de l’accomplir que de la délaisser.

Chez les enfants plus âgés et tout au long de la vie, il est rare de former une habitude qui n’ait été initiée par ce que l’on peut appeler une idée inspirante. Cette inspiration peut être simplement en accord avec le caractère de l’individu, mais c’est plus souvent (surtout chez les jeunes) l’imitation d’une autre personne, ou de toute autre chose, qui suggère un réel désir de faire cette chose particulière. Une telle inspiration, suivie de la répétition de l’action, se cristallise rapidement en une habitude.

Chez le jeune enfant, cependant, il suffit de quelques répétitions d’un acte accompli une fois pour que se développent des habitudes d’une fermeté telle que, si elles ne sont pas satisfaisantes, elles défieront l’ingéniosité et la patience de la majorité des parents pour les faire disparaître.

Le nouveau-né est un conservateur acharné, et nous avons peut-être tous observé comment, même pour le petit enfant, le fait qu’une chose ait déjà été faite, ou faite d’une certaine manière, constitue la raison la plus puissante pour que les événements suivent toujours le même cours. C’est de là que viennent toutes les misères le soir où la nourrice est de sortie. La mère n’a pas noté tous les détails exacts du rituel du coucher, tel qu’il est habituellement effectué par la nourrice, et le bébé sent que les fondements mêmes du monde sont ébranlés parce qu’on suit un ordre qui ne lui est pas familier. Il n’y est pas habitué, donc c’est erroné.

« Quelle importance a la régularité maintenant ? » dira quelqu’un. « Le bébé est tellement jeune. Nous serons plus réguliers par la suite, quand il commencera à remarquer davantage. »

Mais ses cellules nerveuses remarquent dès le premier jour ; elles apprennent à répondre à toutes sortes de stimuli familiers, et n’ont besoin que d’être régulièrement exercées dans un sens ou dans l’autre pour devenir automatiques dans leur action, et ainsi accomplir les petites choses de la vie quotidienne sainement et sans friction.

Aucun enfant n’est donc trop jeune pour être formé correctement, et que nous le voulions ou non, son éducation commence dès la naissance, en bien ou en mal. S’il ne forme pas de bonnes habitudes dès les premières heures de sa vie, il en formera de mauvaises, et une fois qu’il aura adopté ces dernières, la bataille sera rude. Si nous avons laissé faire, nous récolterons assurément la tempête.

Chez les jeunes enfants, nous ne devons pas craindre d’établir trop d’habitudes physiques bonnes et utiles, car toutes celles que nous pouvons ainsi assurer sont un investissement pour l’avenir. Elles mettent en ordre la machinerie de la vie et, par conséquent, contribuent à la santé et à la stabilité nerveuse. Elles ne mettent pas en danger le libre choix dans une action plus large, comme cela pourra être le cas de nombreuses habitudes plus tard.

Lorsque l’enfant grandit, il ne faut jamais oublier que les idées inspirantes sont constamment à l’origine des habitudes mentales. De même que les aliments consommés avec appétit sont plus faciles à digérer que ceux qui, bien qu’excellents, ne sont pas appréciés, il faut se souvenir de l’appétit de l’esprit et en tenir compte. Il faut de plus, pour ainsi dire, aspirer tout le jus des nouvelles idées et de l’exécution de nouvelles actions avant de les laisser devenir mécaniques. C’est dans la négligence de ce dernier point que réside le danger de tout apprentissage qui se réduit à cette simple mémorisation, sans intérêt ni réflexion, si chère aux parents et aux enseignants des générations passées dans les « tâches » qu’ils avaient l’habitude de confier aux enfants.

La nourriture mentale est mieux assimilée lorsqu’elle est introduite par la curiosité et l’intérêt vivant, autres noms donnés à l’appétit intellectuel.

L’habitude permet aussi d’amasser des forces nerveuses. Pour rendre habituelles le plus grand nombre possible de petites actions de la vie, il faut éduquer certains centres nerveux. Ceux-ci apprennent alors à exécuter les processus essentiels à la santé du corps et au bon comportement quotidien, sans solliciter trop fréquemment les centres supérieurs qui devraient être libres de s’occuper de questions plus complexes. Cela donne force et équilibre à l’ensemble du système nerveux et permet à l’individu, au fur et à mesure de son développement, d’aller plus loin, tant physiquement que mentalement, que ce qui serait autrement possible. L’habitude contribue, en somme, à établir une plus grande stabilité nerveuse.

La meilleure sorte de stabilité nerveuse chez un être humain pleinement développé est celle que l’on qualifie de mobile. On peut la comparer à celle des vieilles pierres dressées par les anciens. Ces pierres massives, magnifiquement posées sur ce qui n’est presque qu’une pointe, ont leur centre de gravité situé de telle manière que, bien qu’elles oscillent en réponse à une pression, elles reviennent à leur position initiale lorsqu’elles s’immobilisent.

Il existe une autre stabilité d’un tout autre genre. C’est celle que prend un objet ordinaire, comme un cube, par exemple, lorsqu’après avoir été déplacé ou soulevé, il se pose à nouveau sur sa base. C’est ce qu’on appelle la stabilité immobile. L’état mental de la personne chez qui, en raison d’une routine ininterrompue, l’habitude a fini par envahir presque tous les domaines de la vie, y est comparable.

On ne peut pas dire qu’une personne présentant ce dernier type de stabilité « conserve le respect de la raison et un esprit ouvert ». Il ne lui est pas possible d’élargir ses pensées ou de voir loin. Elle vit nécessairement selon des formules fixes dans un cercle étroit, et n’a guère le pouvoir de choisir sa voie avec sagesse lorsque de nouvelles circonstances se présentent.

Dans l’enfance, bien sûr, il n’y a pas de danger de voir se développer un tel état d’enfermement, du moins dans le cas d’un enfant normal. Cependant, c’est en reconnaissant de tels cas exagérés que nous pouvons nous rendre compte du danger qui peut survenir si nous laissons à l’habitude trop de place et de pouvoir dans l’éducation. L’habitude est un bon serviteur, mais un très mauvais maître.

À un âge étonnamment précoce, les petits enfants commencent à prouver de façon surprenante qu’ils sont vraiment des personnes. Ils sont dotés d’un esprit, d’une volonté et d’une force de choix, si bien qu’au moment même où les premières habitudes se forment, la raison commence à éclairer l’ensemble de l’être. Ils sont là intégralement, mais encore très ignorants, et il nous incombe, sans leur imposer un fardeau de choix auquel ils ne sont pas encore préparés, de les traiter comme des êtres raisonnables. Nous devons donc permettre à l’esprit vigoureux de disposer d’une quantité suffisante de nourriture mentale qui lui convienne. Le mot « permettre » est utilisé à bon escient. Il n’y a aucune raison de forcer. Dressez la table en laissant la vie quotidienne se dérouler autour de lui et bébé choisira ce qui l’intéresse, et observera ce qui l’attire. De temps en temps, parlez-lui sans excitation, en nommant les choses de tous les jours qui l’entourent. Bien avant qu’il ne puisse parler et prononcer les mots, il saura de cette manière ce que l’on veut dire lorsqu’un objet est mentionné, et obéira même aux ordres donnés en paroles.

Combien de fois a-t-on observé qu’un chien ou un chat, auquel on a parlé et qui est devenu un compagnon, devient intelligent et raisonnable à un degré qui n’aurait jamais été atteint s’il était resté oublié et délaissé. C’est d’autant plus vrai dans le cas d’un bébé. C’est pourquoi les premiers-nés, à qui leur mère parle davantage, ont tendance à parler plus tôt, et l’on observe la même chose chez les plus jeunes membres des familles nombreuses, auxquels leurs frères et sœurs accordent beaucoup d’attention. D’autre part, nous avons tous entendu parler de l’homme qui, élevé dans un isolement complet, a atteint l’âge adulte avec un esprit totalement sous-développé.

Nous ne pouvons quitter le sujet de l’habitude, surtout à l’occasion de la Semaine nationale du bébé, sans rappeler aux mères et aux nourrices quel meuble important est l’horloge de la chambre d’enfant, et quel rôle crucial joue la ponctualité dans la santé mentale et corporelle d’un bébé. Tout son système y répond, et la régularité de tous les événements de la journée est l’élément le plus important pour l’établissement de toutes sortes de bonnes habitudes corporelles. Assurez-vous que le bébé ait, avec une ponctualité constante, sa nourriture, son bain, son lit, sa longue sieste tranquille dans l’air le plus frais, ainsi que tout ce qui le concerne, et vous le ferez entrer dans la vie (si l’hérédité ne joue pas trop contre vous) avec une constitution saine et fiable.

Non seulement cela, mais vous ancrerez en même temps, dans sa nature, une habitude d’obéissance immédiate et de précision dans la vie quotidienne, qui empêchera plus tard la tendance à traîner et à remettre en question chaque petit ordre – ce qui fait perdre plus de temps et cause plus d’irritation que presque n’importe quel autre défaut de l’enfant.

Version française de l’article publié par Charlotte Mason Poetry avec leur autorisation. (Traduction ©2022 Sarah Eisele. Relecture : Charlotte Roman)

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