Par Essex Cholmondeley
The Parents’ Review, 1925, pp. 785-791

« On peut écrire beaucoup de livres sans fin. » On peut vraiment le dire de ces livres d’expériences figées, les livres de recettes. La fabrication de ces livres a commencé avant les scribes de l’Égypte ancienne et ne se terminera pas avec la presse à imprimer. Le nombre de recettes dépasse celui des écorces d’orange sur le rivage, tout comme les fruits verts sur l’arbre sont plus nombreux que les fruits mûrs sur le marché.

Tant d’esprits ne sont  jamais publiés mais représentent des livres de recettes potentiels ! Certains sont complets, d’autres encore en cours de réalisation ; quelques-uns sont encyclopédiques, la majorité ne concerne que deux ou trois centres d’intérêt. Le contenu de chacun de ces livres représente l’histoire d’une vie. Une grande partie de la vie quotidienne est vécue selon des recettes – des formules utiles ou contraignantes obtenues de seconde main auprès de personnes ayant réussi et les ayant appliquées selon l’intelligence, la capacité ou les ressources matérielles disponibles. Il ne peut qu’en être ainsi dans un monde aussi déroutant, d’opinions instables et d’occupations changeantes. « Que dois-je faire ? Comment vais-je le faire ? » « Que devrais-je faire ? Comment devrais-je le faire ? » crions-nous, et alors avec quelle reconnaissance nous agrippons-nous au bois flottant avant de nous noyer dans une mer d’ignorance désastreuse et combien de fois nous retrouvons-nous avec une simple brindille à la main.

Certaines recettes ne sont pas des brindilles, ce sont de véritables rondins ; la difficulté réside dans notre pouvoir de discernement. Par exemple : –

« Salade de fruits : Prenez un quart de livre de fruits de saison. Épluchez et dénoyautez les fruits ; si vous utilisez les oranges, enlevez les pépins, la peau et la partie blanche ; coupez les fruits en morceaux de la taille d’une noisette ; 30 gr. d’amandes blanchies et coupées ; couvrez de sucre et laissez reposer quelques heures. Ajoutez un verre de liqueur et plus de sucre si vous le désirez. » Les idées personnelles peuvent être vagues en ce qui concerne la taille d’une noisette, et même sans liqueur, ici, un plat très prometteur est pourtant envisageable, alors que dans le texte suivant, le maître de maison affligé ne peut que faire confiance.

« Pour détruire les cafards. Mélangez des quantités égales de farine d’avoine et de plâtre de Paris ; et répandez sur le sol. »

Lorsque l’on nage dans des eaux plus profondes, les mers agitées du comportement, le bois flotté indispensable est toujours présent : –Pour assurer le succès 

Se coucher tôt et se lever tôt
rend un homme sain, riche et sage,
Sage, sain et riche.

Ou encore : –Pour éviter la censure et s’assurer la popularité

Répondez quand on vous parle,
Faites ce qu’on vous demande,
Fermez la porte derrière vous
Ne vous faites jamais réprimander.

Une génération antérieure les a produites et s’y est accrochée, mais elles ne sont plus considérées aujourd’hui comme utiles pour nos objectifs.

Les recettes ne manquent pas non plus pour ceux qui désirent mener une vie religieuse, qui veulent passer d’heureuses vacances dans une station balnéaire, qui veulent être en bonne santé, qui s’engagent dans une nouvelle activité créative (même la sorcellerie – voir Shakespeare) ou qui entreprennent d’éduquer des enfants.  Il existe des recettes pour toutes ces choses et bien d’autres encore, elles n’ont peut-être pas encore été publiées, mais c’est seulement parce que le public n’a pas encore exprimé une demande suffisamment importante pour qu’elles soient imprimées.

Aussi utile que puisse être ce pouvoir d’emmagasiner et de transmettre des expériences, l’habitude de la recette est dangereuse pour l’esprit. Est-ce, peut-être, comme le levain des Pharisiens*, une confiance aveugle dans la lettre qui tue, alors que l’esprit donne la vie ? Méfiez-vous du levain ! Suivre des recettes toutes faites est très tentant à l’époque de l’efficacité et de la précipitation, cela permet de gagner du temps et de la peine, cela nous dispense entièrement de la tâche ardue de la réflexion. Il y a deux domaines dans lesquels nous ne devons pas céder d’un pouce à cette tentation, les champs verts de la Religion et de sa servante, l’Éducation. Il est certain que le véritable enseignant, tout comme l’homme de la vraie religion, devrait vivre par l’esprit et non à la lettre**, par des principes, non par des règles de pratique, même si elles sont fidèlement appliquées. Gardez-vous d’écouter la clameur des recettes éducatives ; répondez-y par le clairon des vérités éducatives révélées.

Il arrive fréquemment que des parents et des enseignants pleins d’espoir joignent une société éducative, pensant que désormais tous leurs doutes seront allégés grâce à un ensemble de règles et de dictats, non publiés peut-être, mais présents dans l’esprit des membres les plus éminents de leur Union. Ils sont condamnés à une déception certaine.

Leurs questions ne peuvent jamais être résolues par une règle facilement applicable, la vraie réponse prend la forme d’un principe révélé sur lequel le membre lui-même doit agir intelligemment. La réponse la plus simple à la question « Que dois-je faire lorsque mon enfant… » est « Nous faisons… », mais une telle réponse ne fait qu’enregistrer une pratique, et peut-être une pratique peu judicieuse compte tenu des circonstances particulières.  Une réponse sage mettrait en évidence un principe en jeu et indiquerait une ligne d’action générale. Dans notre propre syndicat, les membres demandent : « Pourquoi faites-vous… ? Est-ce conforme au P.N.E.U. ? » « Pouvons-nous faire cela ? » Ainsi assailli, le conférencier, qui se tient nerveusement derrière la protection légère d’une petite table et d’un verre d’eau, risque de répondre rapidement et trop bien. Après la réunion, dans la tranquillité du coin du feu, ou dans la solitude du wagon de train, la réponse pourrait s’avérer être une simple recette, applicable seulement dans certaines circonstances, sur un matériel donné. Comme il serait simple si, à la question « Comment préparer les leçons », la réponse pouvait être donnée à la manière d’un livre de cuisine : –

« Pour préparer une leçon d’Histoire (à l’ancienne).  Prenez 12 pages appropriées de tous les livres d’Histoire que vous pouvez vous procurer. Dépouillez et dénoyautez les faits ; si vous avez fait preuve d’imagination, enlevez les pépins, la peau et la partie blanche du langage redondant ; découpez l’information en morceaux de la taille d’un petit paragraphe ; ajoutez une demi-douzaine d’anecdotes historiques ; sucrez avec un humour piquant et des manières vives. Laissez la leçon reposer dans l’esprit pendant quelques heures. Ajoutez votre charme personnel et plus d’humour si vous le souhaitez. » Quelle salade historique excellente certains enseignants ont produit en suivant cette recette, et quelle indigestion s’ensuit parfois. C’est sans doute un plat que la plupart de nos membres ne réclameraient pas.

Ou encore : « Comment se débarrasser des mauvais comportements à la maison ? »

« Pour éliminer les mauvais comportements. Mélangez des quantités égales de dignité et de sévérité ; répandez-les sur toute la maisonnée. » Les comportements indésirables seront-ils alors aussi morts que les cafards d’une ancienne recette ?

Mlle Mason a répondu à de nombreuses questions au cours de sa vie. Ceux qui l’ont connue ont dit que ses réponses révélaient un principe sous-jacent et qu’elle ne se contentait jamais de prescrire une ligne de conduite. Dans une de ses lettres à ses étudiants, elle admet que lorsqu’un point de théorie ou de pratique est contesté, elle trouve nécessaire de réfléchir à la question jusqu’à la racine avant de pouvoir trouver une réponse adéquate. Un « grand discours, considérant l’avant et l’après » est nécessaire. La question « Pouvons-nous le faire ? » ne peut pas être résolue en imaginant ou en se souvenant de ce qui va probablement suivre si nous le faisons ; c’est simplement « observer l’après ». C’est le principe sous-jacent, rappelé à l’esprit et soigneusement gardé à l’esprit – « observer l’avant » – qui doit donner le dernier mot de la permission. Mlle Mason n’a laissé aucune recette derrière elle. Elle croyait en des personnes pensantes, c’est pourquoi elle a légué certains principes basés sur la vérité elle-même.  Chaque parent et chaque enseignant est libre d’appliquer ces principes dans une pratique toujours renouvelée, en fonction des besoins et des difficultés qui se présentent. Si les membres ne comprennent pas ces principes et se contentent d’agir selon des conseils, aussi judicieux soient-ils, ils feront de la pensée du P.N.E.U. une série de recettes qui, bien qu’utiles pour le moment, seront entièrement inapplicables dans la vie quotidienne d’une autre génération.

Lors du Rassemblement des Enfants à Canterbury, quelqu’un a demandé : « Un enseignant du P.N.E.U. peut-il faire usage de leçons orales ?  Si oui, quand ? Et dans quelle mesure ? »

« Que dit Mlle Mason elle-même à ce sujet ? » est la première pensée de celui qui s’efforce de trouver la réponse. Mais la première pensée peut être le second devoir ; le premier devoir est l’effort pour arriver aux principes impliqués. Un enseignant devrait réfléchir ainsi :-

L’éducation est une vie. Pour vivre pleinement, l’esprit, comme le corps, a besoin de nourriture, d’exercice et de repos. La vie scolaire doit répondre à ces trois besoins de façon équilibrée. Certaines matières comme les mathématiques et les langues fournissent de l’exercice. Étant donné que les enfants travaillent en grande partie par eux-mêmes, les leçons orales peuvent être utilisées librement dans ces matières. D’autres matières comme la littérature et l’Histoire doivent fournir les idées dont l’esprit doit se nourrir. Peut-on donner des leçons orales dans ces matières ?  En sciences ? En géographie ? Notre désir est que les enfants grandissent dans la connaissance. Qu’est-ce que la connaissance, est-ce la même chose que l’information ?

La distinction entre la connaissance et l’information est, je pense, fondamentale. L’information est l’enregistrement de faits, d’expériences, de manifestations, etc. que ce soit dans des livres ou dans la mémoire verbale de l’individu ; la connaissance, me semble-t-il, implique le résultat de l’action volontaire et agréable de l’esprit sur la matière qui lui est présentée… L’information acquise au cours de l’éducation n’est que le fruit du hasard, et ici et là, d’une valeur pratique. La connaissance, par contre, c’est-à-dire le produit de l’action vitale de l’esprit sur la matière qui lui est présentée, est un pouvoir, car elle implique une augmentation de l’aptitude intellectuelle dans de nouvelles directions, et un point de départ toujours nouveau. –(School Education).

L’information passe donc au second plan, mais bien que la connaissance soit le premier objectif visé, ne pouvons-nous pas consacrer du temps au type de leçon qui donne des informations mais n’apporte pas de connaissances ? N’est-il pas important d’apprendre certains faits d’Histoire, d’histoire naturelle, de géographie, et ne faut-il pas consacrer du temps à cet apprentissage ? Le temps est court et très précieux. Dans ces matières, chaque leçon doit viser la connaissance, l’information doit venir fortuitement et garder sa « seconde place ». Les enfants doivent étudier pour savoir, car ils apprennent pour vivre.

Continuant son enquête, l’enseignant poursuit : « Comment les gens obtiennent-ils la connaissance ? » La connaissance résulte de l’acceptation et du travail de l’esprit sur les idées qui lui sont présentées. La forme littéraire est le véhicule qui apporte le plus sûrement une idée à l’esprit et il est certain que l’esprit se trouve libre de travailler agréablement sur les idées qu’il rencontre à travers la bonne littérature et les bons arts. En conséquence, il semblerait que, dans les matières qui nourrissent l’esprit, chaque leçon doive

(1) présenter les idées sous une forme appropriée (littéraire de préférence)

(2) assurer « une action volontaire et agréable de l’esprit sur le matériel présenté. »

Une leçon orale peut-elle remplir ces obligations ? Si oui, je dois pouvoir les exposer, sinon je dois m’en abstenir. Il est nécessaire d’être encore plus précis. La leçon orale que je viens de préparer sur « Les grands courants atmosphériques du monde » est-elle justifiée ? J’ai pensé qu’elle serait utile pour dissiper une confusion qui me semble régner dans ma classe après la lecture du trimestre. Est-ce justifié par une pensée originale de ma part***, par un intérêt vital qui permettra à ma classe de recevoir et d’utiliser les idées que j’espère exposer ? Est-elle également justifiée par l’occasion que je donnerai à la classe de faire un travail individuel sur ce qu’elle a entendu ? Ou bien cette leçon consiste-t-elle en des informations soigneusement rassemblées, ou encore est-ce « une seule goutte de connaissance pure pour un litre de paroles » ? Je me demande si c’est seulement ma façon de faire qui retiendra l’attention de la classe et si la mémorisation ou le classement des faits essentiels (avec lesquels je veux que les enfants terminent la leçon) n’est qu’un exercice mental ?

Une réponse honnête doit être donnée et cette réponse permettra ou empêchera la leçon en question. Peut-être même que s’il trouve la permission, l’enseignant décidera d’atteindre son but par d’autres moyens ; mais il a au moins fait de son mieux pour examiner les vérités sur lesquelles il a l’intention de fonder sa pratique. Il est prêt à consulter les livres de Miss Mason et les conseils qui y sont donnés concernant l’usage et le mauvais usage des leçons orales et cela ne sera pas utilisé comme une recette mais sera suivi intelligemment.

Il est beaucoup plus difficile de se rappeler et d’appliquer un principe que de suivre un précepte, d’où l’adoption de recettes partout dans le monde, mais nous sommes tous nés en tant que personnes et le pouvoir de penser existe en chacun de nous si nous voulons bien l’utiliser. Être un « membre » – une partie vivante d’un organisme vivant – implique le devoir d’une réflexion approfondie. Les membres de la P.N.E.U. ont la chance de posséder les livres de Mlle Mason qui leur permettent de tenter de répondre à leurs propres questions et de tester leurs réponses. On y trouve une exposition claire des lois de l’esprit, des vérités centrales sur lesquelles toute la méthode du P.N.E.U. doit être basée. Là encore, on peut y trouver de sages conseils. Il appartient à chaque membre de chercher et de trouver dans son propre esprit le meilleur moyen d’appliquer ces principes, ces conseils, dans de nouvelles situations et pour des cas particuliers.  Telle est la contribution que chacun d’entre nous peut apporter à l’Union, la seule qui soit digne d’une personne réfléchie. Nous n’avons pas de règles, pas de recettes. Quelques principes solidement ancrés nous ont été montrés et c’est en eux que résident la force et l’utilité de l’Union. Si, dans l’étude et l’expression de ces principes, nous utilisons notre liberté, notre meilleure intelligence, notre considération attentive et notre travail honnête, nous découvrirons en nous un pouvoir sans cesse croissant pour faire face aux nouvelles difficultés, non pas par des recettes anciennes ou même nouvelles, mais par des vérités vitales. Il est possible d’atteindre, en tant que société et en tant que « personnes », ce type de connaissance qui libère les hommes et les femmes des simples théories de la vie, tout en leur permettant de vivre sagement et de bien choisir parmi les nombreuses doctrines nouvelles qui apparaissent chaque jour et qui nous distraient.

Notes :

*Bible , Marc 8:14-21 : “Attention ! Prenez garde au levain des pharisiens et au levain d’Hérode !” Parabole biblique qui oppose le levain divin (l’amour qui fait lever l’âme comme le levain fait lever la pâte) au levain des pharisiens (pour qui ce sont les règles établies qui permettent de s’élever).

** bible, 2 Corinthiens 3:6 : “Il nous a aussi rendus capables d’être ministres d’une nouvelle alliance, non de la lettre, mais de l’esprit; car la lettre tue, mais l’esprit vivifie.” La notion de mort a ici son sens le plus large : privation de la vraie vie, de la vie venant de Dieu, de la communion avec Dieu, aboutissant à la mort spirituelle.

L’homme tué moralement aboutirait sur cette voie à la mort éternelle si une autre puissance n’intervenait pour le délivrer de cet agent de péché et de “mort” qui s’est emparé de lui et auquel le rive la Loi. Cette puissance, c’est l’Esprit, le contraire de la Loi.

*** “La pensée originale justifie une leçon orale ou un cours magistral, mais l’enseignant peut-il avoir un intérêt vital, donc une pensée originale sur de nombreux sujets ? » (Mlle Mason)


Version française de l’article publié par Charlotte Mason Poetry avec leur autorisation. (Traduction ©2022 Charlotte Roman, relecture Sylvie Dugauquier)

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