Par Nancy Kelly
17 avril 2018

Charlotte Mason (1989b) tourne en dérision les « jolis petits livres d’histoire pour enfants » qui ne sont que des esquisses ou des récits enfantins (p. 278). Les formidables Vies de Plutarque n’entrent certainement pas dans cette catégorie. Cet incontournable du sujet de la citoyenneté m’a particulièrement intéressée et j’ai été ravie d’entendre les histoires et les expériences personnelles d’autres personnes ! J’aimerais partager avec vous quelques-unes de ces histoires, puis jeter un coup d’œil sur ce que les programmes prescrivent réellement pour voir s’il y a des surprises.

Pour résumer, les élèves d’une école PNEU de Charlotte Mason découvraient la vie d’un noble grec ou romain chaque trimestre pendant les Forms II, III et IV, soit un total de 15 vies. L’enseignant lisait le texte à haute voix et les élèves le racontaient en s’aidant des noms inscrits au tableau. Henrietta Franklin résume bien l’objectif de la lecture de Plutarque :

Nous voulons que l’imagination des enfants s’enflamme grâce à des images vivantes de l’époque ; nous voulons qu’ils apprennent les relations de Dieu avec l’humanité, l’enchaînement des causes et des effets, et qu’ils forment leur jugement moral. Il n’est pas nécessaire d’omettre les dates, qui sont accueillies comme précisant la période traitée dans l’histoire du monde. Dans les Vies grecques et romaines de Plutarque, nous trouvons une mine d’idées et de grands exemples du pouvoir que l’homme a, en bien ou en mal, de façonner le monde. (Franklin, 1909, p. 21)

Les enfants se voyaient assigner Plutarque dès la Form IIA (10 ans, soit CM2). Cependant, The Parents’ Review a recueilli quelques témoignages concernant des enfants beaucoup plus jeunes qui ont bien réagi à Plutarque. Par exemple, ceux d’entre nous qui ont plusieurs enfants savent que les plus jeunes bénéficient souvent des leçons des plus âgés. Voici une lettre charmante adressée à la rédaction concernant un enfant de 5 ans :

L’autre jour, nous lisions une partie de la vie d’Alexandre et nous avons parlé pendant quelques instants de sa merveilleuse maîtrise de soi, du fait qu’il refuserait quelque chose même s’il la désirait ardemment, pour pouvoir se prouver qu’il était capable de le faire. Un petit garçon de cinq ans jouait dans la pièce à ce moment-là, mais il ne semblait pas nous écouter. Au dîner, il refusa une deuxième part de dessert, ce qui était très inhabituel. Après le repas, il dit : « Maman, je voulais plus de dessert. » « Pourquoi l’as-tu refusé, alors ? » « Parce que je voulais être comme Alexandre. » J’ai entendu dire que certaines mères trouvaient les Vies de Plutarque… un peu trop ardues pour leurs enfants. Peut-être cette petite histoire les encouragera-t-elle à réessayer. (X, 1892, p. 234)

Et Plutarque peut aller bien au-delà de la simple narration ! Voici l’exemple d’une classe plus âgée utilisant Plutarque pour alimenter un débat animé :

Une classe d’élèves de 17 et 18 ans  avait écouté la lecture de la partie de la « Vie d’Aristide » de Plutarque traitant de la querelle entre les Athéniens et les Spartiates au sujet du jour de la victoire sur les Perses. Toute la classe s’est transformée en Conseil. Un dialogue impromptu et passionné s’est engagé entre Léocrate et Myronide ; Aristide est intervenu, puis Théogiton, Cléocrite, Aristide et Pausanias se sont adressés au Conseil. Enfin, des résolutions furent adoptées concernant le coût et l’aspect du mémorial. (Husband, 1942, p. 164)

Lorsque mon fils Jack enseignait dans une école Charlotte Mason, il fut témoin d’un moment édifiant lors d’une leçon de Plutarque. Un élève de 6e était en difficulté, il avait du retard en lecture, en mathématiques et dans presque tous les domaines. Il présentait également des problèmes de comportement. L’élève fut placé dans une classe multi-âges pour étudier Plutarque une fois par semaine. Une vie était lue chaque trimestre. L’élève montrait de petits changements d’attitude et une légère amélioration de sa participation, comme des narrations hésitantes. Mais c’est la vie suivante, celle d’Alexandre le Grand, qui changea tout.

Tout d’abord, l’histoire d’Alexandre et de la maîtrise du cheval Bucéphale sembla l’intéresser au plus haut point. La lecture suivante portait sur les bons et les mauvais généraux, quelques batailles et des détails sur les stratégies d’attaque par les flancs, et de combat en général. Un jour, après la leçon, il s’empressa de débarrasser la table à craie. Le jeune homme commença à dessiner avec enthousiasme les positions et les mouvements, ainsi que l’emplacement des principaux généraux et personnages, sur la table. Ses camarades de classe et son professeur, surpris, le regardaient modifier et réviser la carte pendant sa narration. C’est là, au cours d’une leçon de Plutarque, que se trouva la clé qui révéla sa capacité à raconter avec le cœur, un éveil bienvenu qui se répercuta dans d’autres domaines.

Examiner la façon dont Charlotte Mason abordait les sujets en se basant sur ce que je peux voir dans les programmes et autres documents m’aide à éviter les failles dans mon enseignement. Pour Plutarque, je me suis demandée si les données allaient modifier mes pratiques (ce fut le cas !) ou aider d’autres personnes à renforcer les leurs. Cela soulèverait-il d’autres questions ? J’ai étudié les programmes spécifiquement en ce qui concerne les Vies de Plutarque, les programmes 91 à 127 (1921-1933) et quelques autres, soit un total de 39. Je partage les résultats sous forme de questions-réponses ci-dessous. Cette étude de plus de 12 ans de programmes consécutifs donne un aperçu précis des choix que fit Charlotte Mason et de la structure qu’elle suivit en ce qui concerne Plutarque.

Quelles vies étaient le plus souvent attribuées ?

Jules César (8 fois) remporte ce concours, suivi de près par Aristide (7). Vient ensuite une longue liste de vies qui apparaissent 6 fois : Alcibiade, Alexandre (première moitié), Alexandre (seconde moitié), Brutus, Coriolan, Démosthène, Paul-Emile, Périclès, Pompée (première moitié), Pompée (seconde moitié), Thémistocle et Timoléon. Enfin, avec 3 occurrences chacun, nous trouvons Agis et Cléomène, Caton l’Ancien, Caton le Jeune, Nicias, Pyrrhus, Solon, Flamininus, et Tibère et Caius Gracchus. Ce sont toutes les Vies mentionnées dans mon échantillonnage. (Une occurrence indique chaque fois que la vie a été attribuée dans une Form en particulier.) Pour être transparente, quelques autres vies sont aussi mentionnées dans les programmes.

Quelles éditions Charlotte Mason utilisait-elle dans les programmes scolaires de la PNEU ?

Elle indique très clairement que la traduction de North est la traduction à utiliser. Nous le constatons tout au long des numéros de The Parents’ Review et dans ses six volumes. Mais en ce qui concerne les éditions utilisées, elle a massivement choisi les éditions Blackie. Ces petites éditions minces et souples tiennent bien dans la main et semblent très faciles à utiliser. Les autres éditions mentionnées à quelques reprises sont Cambridge Press, Dent Vol. IV, et Cassell’s National Library.

Ce qui me frappe, c’est qu’elles sont éditées par W.H.D. Rouse, Litt D. Dans l’introduction de l’édition de Jules César, on peut lire : « La présente édition est réimprimée à partir de la première édition de l’original, publiée en 1579, qui, en termes d’exactitude, est supérieure à celles qui l’ont suivie. Quelques omissions ont été faites, et une ou deux erreurs ont été corrigées. »

De même, dans The Parents’ Review, une critique de l’édition d’Alexandre par Blackie dit :

Le Dr Rouse se propose apparemment de rendre un très grand service à l’éducation anglaise. Pouvoir accéder à des livres tels que l’Utopie de More et l’Alexandre de Plutarque, par exemple, « avec quelques omissions », est une chose dont il faut se féliciter. Les petits livres sont bien imprimés et agréables à manipuler. (Éditeur, 1907).

Quelle est l’ampleur des omissions ? Je n’ai pas encore connaissance d’une comparaison entre l’édition de North et celle de Blackie.

L’enseignant était-il le seul à disposer d’un exemplaire ?

Chaque fois que les éditions Blackie sont utilisées, elles comportent un astérisque. L’astérisque indique que l’élève devait avoir son propre exemplaire, ce qui signifie qu’il lit en même temps que le professeur ! D’un côté, c’est tout à fait logique. Comme pour Shakespeare, vous voulez que les mots et les structures de phrases soient sous les yeux des élèves. Cependant, peut-être en raison de l’avertissement « omissions appropriées », je n’ai jamais procédé de la sorte. Je me suis toujours contentée de lire dans mon livre et de demander à mes élèves de narrer. Bien que cette méthode soit correcte et bénéfique, je me demande si mes élèves ne profiteraient pas davantage des lectures s’ils suivaient le texte en même temps. J’ai lu ailleurs que l’école n’était pas forcément en mesure d’acheter des exemplaires pour tous les élèves et que l’enseignant lisait donc à partir d’un seul exemplaire, mais les programmes indiquent clairement qu’il s’agit d’un livre que les élèves doivent avoir en main.

Y avait-il toujours des instructions indiquant que l’enseignant devait lire en faisant les omissions appropriées ?

Non. Cela ne se produit que lorsque des éditions autres que Blackie sont utilisées. Par exemple, les éditions Dent Vol. IV ne sont utilisées qu’une fois pour Aristide, Pyrrhus et Flamininus et il y a un avertissement. Nous le trouvons également lorsque les éditions Cassell’s National Library sont utilisées, pour Coriolan et Aristide. Mais il semble que les livres de Blackie ayant été édités, l’avertissement n’était pas nécessaire.

Dans les Vies de Plutarque traduit par North, il parle d’un Grec puis associe sa vie à celle d’un Romain, le tout suivi d’un essai comparatif entre les deux. Est-ce ainsi que Charlotte Mason prévoyait de lire les Vies ?

Je n’ai trouvé que trois cas où une vie grecque était suivie le trimestre suivant par la vie romaine correspondante, comme Plutarque les avait jumelées. Il s’agit de Paul Emile/Timoléon, Alexandre/Jules César, et Agis et Cléomène/Tiberius et Caius Gracchus. Je n’ai trouvé aucune preuve que les étudiants aient lu les essais comparatifs.

Les élèves des Forms II, III et IV lisaient-ils tous la même vie en même temps ?

Sur les 39 programmes que j’ai examinés, la tendance dominante était que toutes les Forms étudiaient la même vie. Il y eut deux exceptions à cette règle : Agis et Cléomène et Tibère et Caius Gracchus. Dans le premier cas, seule la Form IV étudiait ces deux vies et dans le second cas, seules les Forms III et IV les lisaient. Ces vies n’ont jamais été programmées pour la Form II.

Était-ce toujours une vie par trimestre/trois par an ?

Non ! Alexandre était lu sur deux trimestres, ainsi que Pompée. Il s’agissait d’exceptions et le reste du temps, il s’agissait d’une vie par trimestre/trois par an.

La vie de Plutarque étudiée était-elle en corrélation avec la pièce de Shakespeare programmée pour le trimestre ?

Chaque fois que la vie de Jules César était programmée, la pièce de Shakespeare Jules César était également programmée. Lorsque la vie de Coriolan était programmée, la pièce de Shakespeare Coriolan était parfois lue, mais pas à chaque fois.

Qu’en est-il des adaptations pour enfants des Vies de Plutarque ?

Elles ne sont jamais mentionnées dans les programmes. Lorsqu’elles sont mentionnées dans une critique de livre de The Parents’ Review, elles sont évoquées avec affection, mais il est toujours rappelé au lecteur que les étudiants de la PNEU utilisent le texte d’origine.

Un étudiant aurait-il étudié la même vie plusieurs fois ?

C’est peu probable. Sur la période de plus de 12 ans que j’ai examinée, les seules vies qui pourraient être lues plusieurs fois par un étudiant sont Jules César et Coriolan, et seulement s’il a commencé en Form IIA avec l’une ou l’autre de ces vies.

Chaque vie était-elle toujours entièrement lue ?

Il est intéressant de noter qu’à partir des programmes 113-126 et seulement dans la Form II, une note indique : « histoires appropriées de ». Il s’agit d’éditions Blackie pour les vies de Nicias, Solon, Pompée (partie 1 et 2), Périclès, Démosthène, Alcibiade et Caton l’Ancien. Je n’ai vu aucune indication dans les programmes ou ailleurs quant à la nature de ces sélections, mais on peut supposer que l’enseignant choisissait des histoires spécifiques pour le débutant en Plutarque, histoires qui n’étaient pas trop longues, qui convenaient aux élèves les plus jeunes et qui se concentraient sur les parties les plus connues afin de montrer l’essence du personnage tout en lisant la version de North telle qu’elle est éditée dans les éditions Blackie.

Qu’est-ce que tout cela m’a appris ? La révélation que les élèves lisaient dans leurs propres exemplaires était une idée nouvelle pour moi ! Et la flexibilité suggérée par « histoires appropriées » me rappelle qu’il ne faut pas être dogmatique quant à l’étendue de la présentation d’une vie, en particulier avec les débutants. J’aime aussi le fait de ralentir et de prendre plus de temps avec les vies d’Alexandre et de Pompée. Comme cet article porte sur mes découvertes dans les programmes, vous trouverez beaucoup plus d’informations sur nos expériences et notre objectif avec Plutarque dans la série Plutarque Primer sur mon site web. Et il est toujours bon de se rappeler que, que nous présentions les Vies de Plutarque ou tout autre sujet dans le cadre d’une éducation Charlotte Mason, nous devons coopérer avec le Saint-Esprit. C’est Charlotte qui le dit le mieux :

Nous reconnaissons que l’histoire, pour lui, c’est vivre la vie de ces fortes personnalités qui, à un moment donné, laissèrent leur empreinte sur leur époque et leur pays. Ce n’est pas le genre de choses que l’on peut tirer de beaux petits livres d’histoire pour enfants, qu’il s’agisse du « Little Arthur’s » ou des “Grandes lignes » de quelqu’un. Nous amenons l’enfant aux sources vivantes de l’histoire – un enfant de sept ans est tout à fait capable de comprendre Plutarque, dans les propres mots (traduits) de Plutarque, sans aucune dilution et avec peu d’explications. Donnez-lui une pensée vivante de ce genre, et vous rendrez possible la coopération de l’Enseignant vivant. L’enfant progresse à pas de géant, et vous vous en étonnez. (Mason, 1989b, Parents et Enfants, p. 278)

Enseignez dans la paix,

Nancy

Références

Editor, (1907). Books. In The Parents’ Review, volume 18 (pp. 69-73). London: Parents’ National Educational Union.

Franklin, E. (1909). The home training of children. In The Parents’ Review, volume 20 (pp. 20-26). London: Parents’ National Educational Union.

Husband, G. (1942). Quelques notes au sujet de la narration. In The Parents’ Review, volume 53 (pp. 158-165). London: Parents’ National Educational Union.

Mason, C. (1989b). Parents and Children. Charlotte Mason Research & Supply. (Texte original publié en 1905).

X. (1892). The “P.R.” letter bag. In The Parents’ Review, volume 3 (pp. 233-236). London: Parents’ National Educational Union.

Depuis plus de 23 ans, Nancy Kelly met en pratique les principes et le mode de vie soutenus par Charlotte Mason. Elle a été qualifiée de « maître enseignant » des méthodes de Mason et aime partager ses connaissances et son expérience par le biais d’immersions, de consultations et de conférences. Vous pouvez en savoir plus sur sa famille de huit personnes et sur les livres qu’ils aiment sur son blog, Sage Parnassus.

Note de la traductrice :

En langue française, plusieurs traductions ont été effectuées au cours des siècles. Parmi celles-ci, la plus ancienne est celle d’Amyot (1559, éditée par la Pléiade). Les Vies ont ensuite été traduites par l’abbé Dominique Ricard (1798) et Alexis Pierron (1843-1845). En 1950, paraît la traduction de Bernard Latzarus (édition Classiques Garnier). La traduction la plus récente a été réalisée par Anne-Marie Ozanam en 2001 (collection Quarto).

La traduction de Latzarus se trouve sur Gallica : https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k25949/f1.item

Les traductions de Ricard et Pierron se trouvent sur Wikisource ainsi que sur Remacle :
Pierron : https://fr.wikisource.org/wiki/Vies_des_hommes_illustres
Ricard : https://fr.wikisource.org/wiki/Les_Vies_des_hommes_illustres
https://remacle.org/bloodwolf/historiens/Plutarque/index.htm

L’édition de 1996 chez Flammarion (deux tomes) est une traduction de Pierron revue par Françoise Frazier. Les différentes traductions peuvent aussi se trouver d’occasion.

Version française de l’article publié par Sage Parnassus avec leur autorisation. (Traduction ©2023 Sylvie Dugauquier. Relecture et révisions Maeva Dauplay.)

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