Note de la traductrice (Charlotte Roman) : « Mother Culture » est un terme que je pourrai traduire par « culture maternelle » dans le sens de l’atmosphère culturelle et éducative mise en place par la mère, qui instruit ses enfant dans sa maison : une atmosphère ordonnée, saine et épurée de futilités pour une mère en pleine forme et dont l’esprit est également épuré de futilités dans le sens qu’elle prenne suffisamment soin d’elle pour être disponible à toutes les tâches d’importance qu’elle doit accomplir au quotidien. Ne pouvant pas exprimer toutes ces subtilités dans la simple traduction « culture maternelle »,  je garderai donc l’expression originale de « Mother culture » dans ce texte.

Par A.
The Parents’ Review, Vol. 3, N°2, 1892/93, p. 92-95

Il est écrit quelque part : « Une mère n’est qu’une femme, mais elle a besoin de l’amour de Jacob, de la patience de Job, de la sagesse de Moïse, de la prévoyance de Joseph et de la fermeté de Daniel ». Mais une mère ne doit pas se contenter d’avoir toutes ces choses ; elle doit les posséder toutes à la fois : souvent quand elle est jeune, et très souvent quand elle n’a reçu aucune formation préalable aux tâches merveilleusement variées qu’elle doit accomplir. Tout à coup (pour prendre un cas extrême), une jeune fille qui, toute sa vie, a été à l’abri et protégée, non seulement de tous les ennuis, mais de toutes les expériences de la vie, est rendue responsable du bonheur familial de son mari, et (comme si cela ne suffisait pas) de la santé et du bonheur d’un nombre plus ou moins grand d’adultes dont elle loue l’assistance pour de l’argent, et qui doivent être dirigés, contrôlés, encouragés ou réprimandés, et conduits en toute sécurité à travers les dangers infinis du service domestique. Avant de se marier, elle s’imagine trop peu les difficultés extrêmes que présente la gestion de cette machine des plus compliquées qu’est un ménage – pas seulement pour une semaine, pendant l’absence de sa mère, mais année après année, sans arrêt ni séjour, pour le reste de sa vie.

Si ces deux choses sont difficiles, oh combien l’affaire se complique lorsqu’une responsabilité totalement inédite lui incombe, et pas seulement pour sa propre santé, mais celle d’un autre qui dépend de la façon dont elle gère sa vie. Et puis, peut-être, au moment où elle commence à appréhender la situation, et qu’un enfant remplit tout son cœur, il faut plus de place, et encore plus, et les questions des domestiques s’amplifient, la gestion des dépenses continue, le désir d’être plus que jamais la compagne de son mari devient de plus en plus fort, et au centre de tout cela se trouve une petite femme – une épouse, une mère, une maîtresse : toutes en une ! C’est alors qu’elle se surmène. C’est alors qu’elle s’épuise. C’est alors que, dans ses efforts pour être l’épouse, la mère et la maîtresse idéales, elle s’oublie elle-même. C’est alors, en fait, qu’elle cesse de grandir.

Il n’y a pas de spectacle plus triste dans la vie qu’une mère, qui s’est tellement épuisée dans la petite enfance de ses enfants, qu’elle n’a plus rien à leur offrir dans leur jeunesse. Lorsque la petite enfance est terminée et que l’école commence, combien de fois les enfants se mettent à prouver que leur mère a tort. Voyez-vous aussi souvent un enfant prouver à son père qu’il a tort ? Je crois que non. Car le père a plus d’occasions de « grandir » que la mère. Il acquiert de l’expérience d’année en année, tandis qu’elle stagne. Puis, lorsque ses enfants arrivent à cette période la plus difficile entre l’enfance et le plein développement, elle est déconcertée ; et, bien qu’elle puisse faire beaucoup pour ses enfants, elle ne peut pas faire tout ce qu’elle pourrait faire, si, comme eux, elle avait grandi !

N’y a-t-il pas un besoin de « Mother culture » ? Mais comment changer cet état de choses ? Tant de mères disent: « Je n’ai tout simplement pas de temps pour moi! » « Je n’ai jamais lu un livre! » Ou bien, « je ne pense pas qu’il soit juste de penser à moi! » Non seulement elles affament leur esprit, mais elles le font délibérément et avec un sens du sacrifice de soi qui semble fournir une justification suffisante. De plus, malheureusement, trop de gens trouvent ce genre de chose si charmant que l’opinion publique semble le justifier. Mais l’opinion publique justifie-t-elle quoique ce soit ? Justifie-t-elle les corsages serrés, les talons hauts ou les enrênements supérieurs pour les chevaux ? Elle ne peut jamais justifier quoi que ce soit qui conduise à dire « Oh, ce n’est que ma mère » chez une jeune personne.

Cette façon de parler n’est pas bonne. Mais peut-elle être modifiée ? Chaque mère doit régler cette question pour elle-même. Elle doit mettre les choses en balance. Elle doit voir ce qui est le plus important – le temps passé à jubiler luxueusement devant les charmes de son bébé fascinant, ou ce qu’elle peut faire de ce temps pour continuer à « grandir » pour le bien de ce bébé “un jour”, quand il aura encore plus besoin d’elle qu’aujourd’hui.

La seule façon d’y parvenir est d’être si fortement convaincue de la nécessité de se cultiver qu’elle en fasse elle-même un véritable objectif dans la vie. Elle ne peut que rarement être aidée de l’extérieur. Face à la posture résolue de « Miss Trois-ans » dans sa chaise à un bout de la table avec ses jouets, de « Maître Cinq-ans » à l’autre bout avec ses propres occupations, et du fascinant « Maître Bébé » sur le tapis au sol avec son anneau et sa balle, l’annonce déterminée « Maintenant maman va être occupée » fera un bien fou à ces jeunes gens ! Même si certains de leurs plaisirs leur manqueront, ils apprendront à respecter ce temps de leur mère, et gagneront en autonomie, pendant que le dos fatigué de la mère se repose, ne serait-ce que pour une courte durée, sur le canapé ou à plat sur le sol. Ensuite, elle peut écouter ses enfants, et peut-être réfléchir un peu – non pas aux tenues vestimentaires et aux repas, mais à ces personnes et à la manière de s’occuper d’elles ; ou bien elle peut prendre un livre et « grandir » de cette façon. Cela serait utile, mais pas suffisant. La mère doit avoir du temps pour elle. Et nous ne devons pas dire « je ne peux pas ». L’une d’entre nous peut-elle dire, avant d’avoir essayé, non pas pendant une semaine, mais pendant une année entière, jour après jour, qu’elle ne peut pas obtenir une demi-heure sur vingt-quatre pour sa « Mother culture » ? Une demi-heure pendant laquelle nous pouvons lire, penser ou « nous souvenir ».

L’habitude de lire se perd si facilement ; pas tant, peut-être, le pouvoir d’apprécier les livres que le pouvoir réel de lire. Il est incroyable de voir comment, après avoir été privé de l’usage de ses yeux pendant un certain temps, il faille reprendre péniblement l’habitude de lire rapidement. Le pouvoir de lire vite est très souhaitable, et les personnes qui lisent chaque mot l’un derrière l’autre sont tristement laissées pour compte par les personnes qui lisent d’un point à l’autre en un coup d’œil. C’est ce pouvoir que nos enfants acquièrent à l’école, et c’est ce que nous perdons lorsque nous refusons de consacrer un peu de temps de notre vie à la «Mother culture». Cela vaut la peine de l’acquérir et de conserver cela ; et pour ce faire, il n’est pas du tout nécessaire de lire des livres « complexes ».

La femme la plus sage que j’aie jamais connue – la meilleure épouse, la meilleure mère, la meilleure maîtresse, la meilleure amie – m’a dit un jour, lorsque je lui ai demandé comment, avec sa santé fragile et les nombreuses sollicitations dont elle faisait l’objet, elle parvenait à lire autant : « J’ai toujours trois livres en cours : un livre difficile, un livre moyennement facile et un roman, et je prends toujours celui qui me convient le mieux !” C’est là le secret : toujours avoir quelque chose qui « fait » grandir. Si nous, les mères, “grandissions” plus, il y aurait moins d’égarements chez nos garçons, moins de barrières à l’esprit de nos filles.

Il semblerait que nous, les mères, ayons souvent simplement créé pour nous-mêmes les difficultés que nous rencontrons dans la vie d’après, en enfermant notre esprit dans le présent. Ce dont nous avons besoin, c’est prendre l’habitude de sortir notre esprit de ce que l’on est tenté d’appeler « le bric-à-brac domestique » des perplexités, et lui donner un bon coup d’air dans quelque chose qui le fasse « grandir ». Une promenade rapide peut aider. Mais, si nous voulons faire de notre mieux pour nos enfants, nous devons grandir ; et de notre pouvoir de croissance dépend sûrement, non seulement notre bonheur futur, mais notre utilité future.

N’y a-t-il pas, alors, un besoin de plus de « Mother culture » ?

Version française de l’article publié par Ambleside Online. (Traduction ©2021 Charlotte Roman. Relecture et révisions Maeva Dauplay)

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